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cause commune avec les Tchèques pour vaincre la résistance des Allemands. Cela est simple et facile à comprendre ; mais ce qui complique singulièrement la situation, c’est qu’à côté de la question polonaise se dresse la question ruthène, beaucoup plus embrouillée et plus difficile à résoudre que la première. D’où vient qu’il y ait une question ruthène ? Pour l’expliquer, il faut nécessairement faire connaître quelques faits ethnographiques et historiques, car ce sont ces faits qui exercent une influence prépondérante dans tout pays où les nationalités sont encore en voie de formation. Dans la Galicie, les Polonais sont en minorité. Ils comptent environ 2 millions d’âmes. Une autre famille slave, les Ruthènes, au nombre de 3 millions, occupe tout l’ouest du pays à partir de la rivière la San, s’étend au-delà des Carpathes, dans les comitats hongrois de Marmaros, Beregh-Ugocsa et Ungh jusqu’à Szabolcs. Elle domine aussi dans les provinces russes de Podolie, de Volhynie, de Kiev, de Minsk, de Mohylev, de Grodno et la moitié de Wilno, c’est-à-dire dans la région qu’on appelait autrefois les Russies rouge, noire et blanche, et dans une partie de la Lithuanie. Toutefois, dans les villes comme Lemberg et dans les campagnes ruthènes, les propriétaires sont polonais, c’est-à-dire qu’ils parlent le polonais et sont catholiques romains. Les Ruthènes au contraire appartiennent au rite grec, ceux d’Autriche au rite grec uni à Rome, ceux de Russie au rite grec dit orthodoxe, c’est-à-dire russe. Ces différences de confession exercent sur toutes ces populations une influence considérable, plus forte peut-être que celle de la langue. Voici d’où elles proviennent. Les Polonais ont été convertis pendant le Xe siècle, sous les rois Mieczyslas et Boleslas, par des missionnaires venus de Bohême et d’Italie qui leur ont apporté le rite latin, tandis que les Ruthènes ont reçu le christianisme de Constantinople, sous l’influence d’Olga, femme d’Igor, et de Vladimir, souverain de Kiev, qui avait épousé Anne, sœur de l’empereur Basile de Byzance. Après la tentative d’union entre les deux communions tentée au concile de Florence (1439), les Ruthènes, entraînés par le métropolitain de Kiev, Isidore, se sont soumis à l’autorité du pape, tandis que les Moscovites, les Serbes, les Roumains et les Bulgares restaient fidèles au rite ancien. Depuis le partage de la Pologne, la Russie, par la persuasion et surtout par la violence, a ramené à l’orthodoxie grecque les Ruthènes soumis à ses lois, tandis que les Ruthènes de la Galicie ont maintenu leur union avec Rome. Les nobles de la Ruthénie appartenaient au rite grec, comme leurs paysans. Au XVIe siècle, ils embrassèrent presque tous le protestantisme comme ceux de la Lithuanie ; mais quand les jésuites les eurent reconvertis, ils passèrent au rite latin et se polonisèrent ainsi complètement. C’est un fait que les patriotes regrettent vivement, parce que les Russes ont pu facilement exciter les paysans contre