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franchise, dans un morceau sur la Démocratie royale[1], la combinaison subtile sur laquelle reposait la politique compliquée des constitutionnels comme lui. Je le cite parce que nul n’a été obligé de la mettre en pratique avec plus de suite, plus de difficultés, plus de dévoûment que lui, et nulle part on n’aperçoit mieux que dans ses écrits sur quelle zone étroite et mouvante étaient obligés de marcher les grands citoyens de 89 entre les deux abîmes qu’ils voyaient ouverts sous leurs pas. Et le plus triste, c’est que cette hasardeuse conduite était forcée, la seule raisonnée, la seule possible, du moment que l’on voulait la liberté sans avoir la volonté ni la puissance de créer un roi ou une république. On ne pouvait que choisir entre ces deux partis, tâcher, comme Lafayette, de persuader aux Tuileries par l’argument de la nécessité qu’il fallait accepter et vouloir la révolution, et de persuader au peuple qu’on y avait réussi, ou, comme Mirabeau, tenter d’opérer une conviction analogue par l’argument du machiavélisme, et dissimuler ce secret malheureux par l’hypocrisie révolutionnaire ; — dans un cas, faire violence sans l’avouer à la royauté et l’amener à la révolution par la crainte de la révolution même ; — dans l’autre, l’associer à un ténébreux complot et obtenir d’elle quelques sacrifices à la révolution en échange du plaisir d’humilier ses auteurs. Je ne sais lequel de ces deux plans la royauté aurait pu trouver le plus honorable ; mais je crains fort qu’ils ne fussent tous deux chimériques, et le plus chimérique était, je crois, le plus odieux.

Qui peut ne pas admirer Mirabeau ? qui peut même se défendre d’une certaine sympathie pour je ne sais quelle élévation mêlée à ses bassesses, pour je ne sais quelle grâce que le cynisme même ne peut effacer ? Il est généreux, perfide, grossier, charmant ; il effraie, il dégoûte, il séduit. L’affectation n’a pas détruit en lui le naturel ; l’artifice lui a laissé tout le feu de la passion ; ses petitesses ont respecté sa grandeur. Dès qu’on le voit paraître sur la scène de l’histoire, il semble seul entre tous avoir eu le génie de la politique. On s’efforce d’oublier les misères de sa vie passée, comme on voudrait croire qu’il les a lui-même oubliées pour jamais, et qu’enfin remis à sa place, sentant son âme grandir avec sa fortune, il apporte un homme nouveau à des destinées nouvelles. Malheureusement M. de Lamarck ne nous a pas permis de conserver cette illusion. Les souillures de l’écrivain mercenaire se retrouvaient dans le cœur de l’homme d’état. Chose plus étrange encore peut-être, les misérables paradoxes du déclamateur médiocre se font jour encore dans l’esprit de l’orateur politique. Je n’ai jamais pu partager

  1. Mémoires, t. III, p. 191.