Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 83.djvu/783

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à toute heure les sentimens et les principes qu’il aurait voulu inculquer à sa patrie. C’était donc œuvre bien difficile, témérité bien hasardeuse, que d’essayer de convertir les admirateurs de Rousseau et de Franklin, les vainqueurs du 14 juillet, aux idées de Somers et de Burnet, et de ramener la révolution de 89 à la révolution de 88. C’est qu’en effet, outre des préventions patriotiques, de grandes ignorances, mille vanités nationales, on rencontrait encore une objection spécieuse, l’impossibilité tant alléguée d’adapter à une nation les institutions d’une autre. On la rencontre encore, et le temps, au lieu de la vieillir, l’a remise à neuf. Au moment où l’on aurait eu à la combattre, Burke lui-même, la confirmant à sa manière, n’allait-il pas, dans son célèbre ouvrage, présenter la liberté anglaise comme un modèle inimitable, comme un résultat historique qui ne peut pas plus s’emprunter que l’histoire, comme une sorte de noblesse héraldique qu’on ne saurait se donner à volonté, comme des armoiries qu’on n’usurpe pas ?

Mais je veux qu’on pût vaincre ces obstacles (et on ne l’a pas même essayé), il y en a un, il faut bien le savoir, qui était invincible : c’est celui qui força le peuple anglais de rompre avec les Stuarts. Qu’on y réfléchisse ; il s’agit de rajeunir, de dénationaliser une vieille royauté, de faire des héritiers de Louis XIV des successeurs de Guillaume III. Je le demande encore, était-ce possible ? Représentons-nous bien la proposition que ces royalistes si respectueux, si dévoués, auraient eu à porter à Louis XVI, à la reine, à sa famille, à son parti, aux maîtres de ce palais de Versailles où se lit en lettres d’or sur un plafond olympien ces paroles sacrées : Le roi gouverne par lui-même ! Il fallait dire au roi, pourvu qu’on fût sincère et qu’on ne voulût pas le payer d’illusions :

« Nous venons vous offrir un gouvernement où, suivant le premier des écrivains politiques, la république se cache sous la forme de la monarchie[1] ; ce qui veut dire qu’avec ce régime non-seulement vous n’aurez plus la faculté de disposer en maître du trésor public ni de la liberté de vos sujets par l’exil ou la prison, mais les lois ne seront plus l’expression de votre volonté ; vous les recevrez toutes faites de deux assemblées que vous n’aurez pas choisies. Vous aurez, il est vrai, un droit de veto, mais à la condition que vous n’en userez jamais. Aucune de ces deux assemblées ne délibérera à votre commandement, car vous n’aurez pas même l’initiative des lois, et, pour obtenir seulement que votre opinion se produise dans une des chambres, il faudra qu’un de leurs membres se l’approprie et la propose en son nom.

  1. Esprit des Lois, l. V, XIX.