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cette fois avaient la liberté de leur côté. Et quelle liberté ? Celle d’un peuple nouveau qui, sur une terre vierge, semblait recommencer la société et attester, en proclamant ses droits sous une forme abstraite, les droits naturels du genre humain. La révolution américaine ressemblait à ces scènes primitives de la société naissante, telles que nous les montraient les théories modernes, jurant le pacte originel sous la voûte du ciel étoile. Par le langage, par les idées, on eût dit la formation d’une cité imaginaire dans la liberté spéculative, et l’élite de la France, guidée par Lafayette, revenait, en montrant ses blessures, témoigner que son sang avait coulé pour une réalité. Ils l’avaient vu de leurs yeux cet idéal de la liberté.

Faut-il donc s’étonner si, de ces deux modèles, le modèle britannique avait perdu quelque chose de son relief et de ses couleurs, et si les élèves de Franklin et de Turgot tournaient leurs yeux vers Philadelphie plutôt que vers Londres ? Sans compter les ressentimens que de terribles guerres avaient laissés dans les cœurs français et une sorte de répugnance patriotique à porter envie à de récens ennemis, tout ce cortège d’abus inévitables, d’impostures autorisées, d’intrigues et de corruptions avouées d’une société vieillie qui se dénonce elle-même à sa propre tribune, cachait aux regards clairvoyans le fond de liberté réelle et de perfectibilité politique que contenait la constitution vivante de l’Angleterre, et un jeune membre de l’assemblée constituante, le vicomte de Noailles, pouvait, avec une naïve assurance, dire après le 14 juillet à l’ambassadeur d’Angleterre : « Savez-vous bien, mylord, que de cette affaire-là votre pays pourrait bien devenir libre aussi ? »

Mais enfin quelques hommes plus judicieux ou plus modestes tenaient un autre langage. Il y avait de bons esprits qui, à défaut d’une expérience nationale, ne répudiaient pas l’expérience étrangère. Ceux-là pensaient dès lors ce que leurs pareils ont pensé vingt-cinq ans après. Ils souhaitaient, ils auraient conseillé de transporter en France la constitution anglaise. Soit, donnons-leur acte de leur sagesse, et plût au ciel qu’elle eût été écoutée ! Mais franchement pouvait-elle l’être ? Eux-mêmes ne pouvaient le croire ; à peine osèrent-ils le dire. Necker, pour l’avoir proposé en termes indirects et vagues, perdit en peu de temps l’oreille du prince et du peuple. Mounier et Lally, pour l’avoir pensé plutôt qu’affirmé, se crurent inutiles au bout de deux mois, et désertèrent la cause sans l’avoir plaidée. Malouet resta à peu près seul, longtemps laissé à lui-même, sans espoir d’être écouté ni consulté, et enfin le plus audacieux des hommes, Mirabeau, dissimulant sa sagesse, feignant et provoquant les passions qui la rendaient impuissante, désavouait