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leur pays quelque chose comme le gouvernement de l’Angleterre. Lui-même avait écrit en 1784 que c’était pour les autres nations européennes la révolution à laquelle devait tendre la philosophie[1]. C’était donc une révolution ; ce n’était pas une de ces réformes administratives ou financières que dans un moment favorable peut accorder le bon plaisir royal. La constitution britannique était une abdication qu’on ne pouvait obtenir en pleine paix, par le raisonnement et la persuasion, de la monarchie de l’ancien régime. Il y fallait la nécessité. Or en ce genre la nécessité ne se manifeste aux rois que par la force.

Mais du moment que la force entre en scène, dès qu’il s’agit de révolution, les passions grondent et les périls commencent. Certes nul plus que nous n’est convaincu que la révolution française a été perdue par des accidens malheureux, par des fautes qu’on pouvait éviter, par des excès et des violences qu’on devait s’interdire ou réprimer : je ne crois, grâce au ciel, à la nécessité d’aucun crime ; mais un temps d’épreuves, un temps d’efforts et d’angoisses rude à passer : voilà ce qui dans tous les cas devait être forcément affronté. On ne saurait se flatter de passer du pouvoir absolu à la liberté comme d’un palais dans un autre, et, ainsi qu’on l’a dit, c’est un présent dont il faut payer le prix aux dieux.

Nous ne voulons donc ici établir qu’une chose, c’est que ceux même qui de bonne heure ne voulaient que la constitution d’Angleterre ne se promettaient pas, ne pouvaient se promettre d’éviter la révolution.


II

Ne raffinons pas sur le but de la révolution : il s’exprime par deux mots que je lis dans Montesquieu, deux mots que je lis dans Turgot : la liberté et l’égalité. S’il faut en croire quelques beaux esprits, ce sont deux choses à séparer, et la France a fait d’elle-même cette séparation ; elle tient à l’égalité, elle ne tient pas à la liberté. Alors elle aurait eu grand tort de se mettre en frais d’une révolution. Ce n’est point l’égalité, je veux dire les lois civiles et les formes administratives destinées à lui servir de garanties, qui a exigé de si grands et de si cruels efforts ; elle a peu coûté à obtenir, et la royauté n’avait pas besoin d’être beaucoup pressée pour la réaliser d’elle-même. C’est la liberté qui ne pouvait être arrachée que par la force ; c’est elle qui, il y a plus de trois quarts

  1. Lettre à Chamfort, l. XIV.