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mairiens de rechercher le pourquoi des faits grammaticaux au lieu de les expliquer. « On cherche, dit Vives, pourquoi tel nom est masculin, tel autre féminin, tel autre neutre, pourquoi tel verbe est actif, tel autre déponent, comme si le même nom n’était pas masculin en grec, féminin en latin, le même verbe actif en grec, neutre et déponent en latin. » Les grammairiens humanistes prétendaient que la grammaire ne doit avoir d’autre objet que d’apprendre à écrire et à parler purement, et pour cela elle doit se contenter d’emprunter les règles à l’usage des bons auteurs. Ici, suivant l’observation juste de M. Thurot, les humanistes dépassaient le but : pour eux, le latin n’était qu’une langue classique, une langue morte, dont on devait chercher les règles dans les auteurs ; mais au moyen âge le latin n’était pas une langue morte, c’était une langue vivante, la langue de l’église, de l’enseignement, de la science, de la diplomatie. Cette langue avait dû se modifier avec le temps : de nouvelles règles s’étaient introduites. Les grammairiens du moyen âge devaient tenir compte de l’usage qui s’était modifié, et des monumens littéraires dont l’interprétation était le principal objet du temps. On ne peut pas plus leur reprocher de ne point parler la langue de Cicéron qu’on ne peut reprocher aux Grecs actuels de ne pas parler la langue de Démosthène. M. Thurot défend donc contre les humanistes la latinité de ces grammairiens ; seulement il pense qu’on ne saurait trop condamner leur méthode. Je ne serais peut-être pas tout à fait aussi sévère ; chercher le pourquoi des choses, même par une méthode maladroite, est une entreprise louable. On ne peut pas toujours donner une raison philosophique aux faits grammaticaux, je l’accorde ; mais ne le peut-on jamais ? C’est une autre question, et peut-être est-ce en cherchant à tort et à travers le pourquoi des choses que nos grammairiens, semblables aux alchimistes leurs contemporains, sont arrivés à quelques heureuses découvertes. Soyons un peu indulgens pour ceux qui ont eu à traverser d’aussi tristes temps, si stériles pour la science, et qui n’ont pas eu à leur disposition les innombrables ressources d’instruction et de lumières que la civilisation répand aujourd’hui sur tous avec tant d’abondance et de générosité.

PAUL JANET.

C. Buloz.