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deux premières pièces, elles la remplissent néanmoins de leur souvenir ; elles animent les personnages et tiennent les fils de l’action. Dans la troisième, elles paraissent enfin, et viennent livrer le dernier combat où elles doivent être vaincues. Eschyle les appelle dans le Prométhée « les Érinnyes à la mémoire fidèle qui tiennent dans le monde le gouvernement de la nécessité. » Elles réforment les torts, elles vengent les meurtres, elles rétablissent par le sang l’ordre violé et l’équilibre rompu, elles sont la première forme de la Providence imaginée dans ces temps barbares où le talion était la justice. « Violence pour violence, dit le poète en exposant les règles de cette justice primitive ; celui qui tue paie le sang versé. Tant que Jupiter demeurera sur le trône, demeurera aussi ce principe, que l’agresseur doit être frappé à son tour : telle est la loi. « Il fait mieux que la définir, il la montre en action dans son drame. Agamemnon a péri victime de la malédiction de Thyeste et de la mort de sa fille Iphigénie ; Clytemnestre meurt pour expier l’assassinat d’Agamemnon ; Oreste à son tour doit périr parce qu’il a versé le sang de sa mère : « telle est la loi. » Les Érinnyes le poursuivent « comme le chien lancé sur la piste du faon blessé, » et elles se croient sûres de l’atteindre. Il faut pourtant que ce sanglant enchaînement ait un terme, que cette série de meurtres nécessaires s’arrête. Le sujet des Euménides d’Eschyle, la troisième pièce de l’Orestie, est précisément l’abolition de cette justice barbare qui ne contentait plus les âmes. On connaît le calme dénoûment de ce drame terrible. Les Érinnyes, vaincues par Apollon dans un débat solennel, sont forcées de laisser échapper Oreste, qui effacera par une purification la souillure de son crime. Désormais des limites sont mises à leur pouvoir. « Elles laissent respirer le monde qu’elles parcouraient sans cesse d’une course effrénée ; elles ne poursuivront plus indéfiniment les générations d’une famille maudite, car l’hérédité de l’expiation par le crime n’est plus une loi absolue. Cette perpétuité funeste peut être arrêtée par le repentir, la souillure originelle peut être effacée par la purification ; la justice n’est plus inexorable, le retour au bien est devenu possible, et la route n’est plus irrévocablement fermée. »

Plusieurs des idées que M. Girard développe et que je viens d’exposer après lui sont nouvelles. Quelques-unes même risquent d’étonner le lecteur ; mais il est rare que, lorsqu’un critique consciencieux veut étudier un sujet à fond, il ne lui arrive pas d’être obligé de contredire sur quelques points les opinions reçues. Ces jugemens sommaires qu’on promulgue avec tant d’assurance à propos d’un homme ou d’un temps, et qu’on appelle des vérités générales, ne sont jamais vrais qu’en partie. Quand on les accepte, il faut presque toujours les expliquer ou les restreindre. Par exemple, nous entendons dire tous les jours « que le paganisme n’offrait aucune lumière aux esprits et aux consciences ; » c’est un lieu-commun d’affirmer d’une manière absolue que les religions