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la nature ne périt, il a ses saisons et ses alternatives comme elle, et survit aussi à ce qui lui semble la mort. Ainsi l’on peut dire que l’introduction de ce culte nouveau dans les mystères témoigne d’une préoccupation plus vive de la destinée humaine ; c’est ce que fait entendre Pindare lorsqu’en célébrant les funérailles d’un initié d’Eleusis, il s’écrie : « Bienheureux celui qui a vu ces choses avant de descendre sous la terre ! il sait la fin de la vie. »

Ce problème, on le comprend, n’était pas agité dans les mystères comme il le serait dans une école de philosophie. C’était un enseignement passionné, qui faisait voir et deviner plus qu’il ne démontrait. Quand les épiques, Homère surtout, interrogeaient les secrets de la destinée, l’émotion qu’ils causaient à l’âme ne se détachait guère du récit qui entraînait tout dans son cours. L’homme d’ailleurs ne se reconnaissait qu’à moitié dans ces héros que leur commerce avec les divinités semblait transporter dans un monde supérieur. « Mais voici, nous dit M. Girard, que le souci de la condition humaine s’éveille avec une vivacité toute nouvelle par la douleur et par la joie ; voici que s’établit dans les mystères une communication intime entre les hommes et un dieu qui souffre et qui jouit lui-même avec une énergie de sensation à laquelle il les fait participer. Le choc qu’ils en ressentent exalte leur imagination et fait naître en eux une émotion dramatique intense et profonde qui attache aux faits de la légende une valeur morale. La passion de Bacchus ne se distingue plus des souffrances de l’humanité, elle en est le symbole, et les élans d’affliction qu’elle provoque chez les adorateurs du dieu, de même que les transports de joie qui célèbrent sa résurrection et son triomphe, sont des effusions de la nature humaine qui se soulage au sein d’une illusion religieuse et pathétique. Le principe de l’émotion propre à la tragédie grecque est là. »

Nous voilà donc amenés enfin à la tragédie et à Eschyle. Il reste à M. Girard à nous faire voir comment ces idées qui lui ont semblé le fond des doctrines orphiques et du culte de Bacchus sont aussi la source principale où s’inspire le vieux drame athénien. Il le montre par des analyses intéressantes et profondes de quelques pièces d’Eschyle. Celle de l’Orestie m’a semblé surtout remarquable, et je voudrais en donner une idée rapide. M. Girard y fait voir que dans cette tragédie terrible s’agitent les plus graves questions que la conscience humaine se pose en ces temps primitifs, celle du maintien de l’ordre religieux et moral et du respect des lois générales du monde. Ces lois étaient placées sous la protection des Furies, ou, comme les Grecs les appelaient, des Érinnyes, divinités terribles chargées de surveiller la vie humaine et de maintenir la famille, « redoutables émissaires des parens outragés et des puissances infernales. » Ce sont elles qui semblent à M. Girard les acteurs principaux de la trilogie de l’Orestie. Absentes de la scène pendant les