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conservent en sa présence la conscience de leurs forces ; ils osent quelquefois la combattre, comme il arrive dans la scène étrange et admirable d’Achille avec le Scamandre, et même, quand ils sont vaincus, ils tombent sans faiblesse, et la sympathie est pour eux. Au contraire, dans les paroles que Jéhovah adresse à Job « du sein de la tempête, » dans ce flot d’images grandioses et naïves par lesquelles il exprime la grandeur incompréhensible de la nature et de celui seul à qui elle obéit, le vieux Sémite a voulu montrer d’une manière terrible l’impuissance de l’homme et la faiblesse incurable de son intelligence. « Tout est mystère pour lui, tout lui échappe : les merveilleux phénomènes dont il est entouré semblent se retirer loin de lui pour se grouper autour du créateur, comme son cortège, tandis que lui-même reste seul avec la conscience de sa petitesse. Il n’a d’autre rôle tracé que d’adorer humblement ce maître inconnu dont un abîme le sépare. » Cet abîme n’existe pas dans Homère. Les dieux sont voisins de l’homme, ils se rapprochent sans cesse de lui par la pitié. qu’ils témoignent pour ses souffrances, par les secours qu’ils lui donnent dans ses dangers. M. Girard pense que l’anthropomorphisme, dont on a dit tant de mal, fut un progrès : il était utile à l’humanité qu’une race active et intelligente dépouillât la nature qu’elle adorait de ses formes immenses et indéfinies, pour la personnifier dans des divinités précises et saisissables, et avec ce changement l’idée d’ordre, de proportion, d’harmonie, est entrée définitivement dans le monde. Il montre aussi, par des citations heureuses et des analyses délicates, que toutes ces questions que l’esprit grec agitera plus tard sur la destinée de l’homme et sur sa nature, sur la place qu’il occupe dans l’univers, sur le sort qui l’attend après la vie, sur la conduite et le gouvernement du monde par les dieux, se sont confusément posées dès cette époque primitive parmi ces hommes presque sauvages. On en trouve la trace dans Homère, et l’on entrevoit déjà la solution que la Grèce doit un. jour leur donner.

Il est dans la nature de ces graves problèmes qu’une fois entrés dans l’esprit, ils n’en sortent plus. Après Homère, nous les retrouvons agités par les poètes cycliques et élégiaques,. par les orphiques et par Pindare. M. Girard a donné une grande importance à l’orphisme, et il a eu raison. C’est peut être la partie la plus nouvelle et la plus originale de son livre. Cette doctrine qui nous paraît si obscure et si compliquée, qu’il nous est si difficile de comprendre, a pourtant été très populaire. Il faut bien croire qu’elle avait jeté de profondes racines dans les âmes, puisque nous la retrouvons vivante encore après dix siècles. Vaincue par les philosophes, méprisée par les gens du monde, elle continua d’exister obscurément dans la foule. Ce qui prouve qu’elle était puissante encore dans les premiers siècles du christianisme, c’est que les pères de l’église prennent souvent la peine de la combattre. Elle se combine à ce moment avec des