Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 83.djvu/763

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

est donc certain que, si la tragédie grecque a reçu sa forme définitive avec Eschyle, tous ces sentimens et toutes ces croyances d’où elle est sortie remontent beaucoup plus haut. M. Girard prétend les aller chercher à leur source. Le culte de Bacchus n’est pour lui qu’une des formes, la plus curieuse de toutes, dont l’esprit grec a revêtu ses inquiétudes de l’autre vie et son désir ardent de résoudre les problèmes de la destinée, ces graves préoccupations existaient avant les orphiques et avant Pindare. Si elles sont devenues avec le temps plus claires et plus accusées, jamais, quoi qu’on dise, elles n’ont été tout à fait absentes de l’âme des Hellènes. M. Girard a voulu en chercher la trace et la suivre à travers toute leur littérature, depuis Homère jusqu’à Eschyle. C’est là le but de son livre : il étudie l’histoire des origines de la tragédie dans la religion grecque.

Ce sujet est l’un des plus importans que la critique puisse traiter ; c’est aussi l’un des plus difficiles. Il n’y a rien de plus délicat que ces interprétations des croyances antiques, et elles le deviennent encore. bien davantage quand les documens sont plus rares et qu’on n’a pour se conduire que des fragmens obscurs et mutilés. C’est ce qui arrive souvent dans le sujet qu’étudie M. Girard. D’Homère à Pindare, nous ne savons rien, et des siècles entiers ont disparu sans presque laisser de trace. La grande école orphique, qui a exercé tant d’influence sur les âmes, se plaisait à obscurcir volontairement ses doctrines et à les envelopper de mythes étranges. Quand même nous posséderions quelqu’un des ouvrages où elle exposait ses opinions, nous aurions peine à le comprendre, et tous ces ouvrages sont perdus. Des premiers philosophes, des premiers lyriques, il ne. reste que quelques débris. Tout ce mouvement effacé se résume pour nous d ; « ns Eschyle, et Eschyle lui-même est incomplet. D’ailleurs il n’écrit pas des ouvrages de critique ou des traités de théologie ; il ne raconte point savamment ce qui s’est passé jusqu’à lui ; il ne parle jamais en son nom et n’expose nulle part ses théories. Dans des œuvres dramatiques, où le choc des opinions contraires est la condition même de la vie, on n’est pas toujours sûr de tenir la pensée personnelle du poète. Il faut deviner et choisir entre des sentimens opposés. Que de causes d’obscurité, et qu’il était difficile à M. Girard de les éviter toutes !

C’est par Homère qu’il commence. Pour faire mieux saisir le caractère des croyances et le sentiment religieux du vieux poète et de ses contemporains, il a eu l’idée de le comparer à d’autres poèmes des époques primitives. En lisant un fragment du Mahâbhârata et un passage du livre de Job, on comprend mieux combien les héros d’Homère, tout en divinisant la nature, se sentent à l’aise au milieu d’elle. Ils l’admirent, ils la respectent, ils l’adorent, mais ils n’en sont pas écrasés. Ils ne perdent pas, en la contemplant, le sentiment de leur existence propre ; ils