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de son père, qui, dit-il, est son ami. Ce seul mot amène chez Armand un effroyable débordement de colère et de haine. Il dépeint à M. Duversy dans des termes d’une amertume violente l’existence dégradée et les souffrances de sa mère, l’abandon où elle est morte, sa propre misère, son humiliation, les vices dont son éducation a été la cause, et il charge son père de malédictions et de haines jusqu’au moment où il s’arrête épouvanté en voyant M. Duversy à ses genoux. Armand ne veut cependant pas pardonner ; il repousse les supplications de son père, et continue de déclarer qu’il tuera son frère jusqu’au moment où l’idée lui passe par l’esprit que, s’il tue Robert, son fils, sera un bâtard comme lui l’a été, et que Jeanne aura la destinée de sa mère ; sur quoi, après s’être écrié : « Maudirai-je ma fange pour en rester digne ? » il se jette dans les bras de son frère, et la toile tombe. Pour moi, je trouve faible et compliquée à la fois la raison qui fait céder Armand. Du moment que l’idée de se battre contre son frère ne lui répugne pas, il doit se soucier assez peu qu’il y ait un bâtard de plus au monde. Il me paraît tout à la fois pas assez et trop scrupuleux. La raison la plus simple eût, comme toujours, été la meilleure ; mais M. Touroude eût trouvé sans doute que cela n’était pas assez nouveau.

En résumé, le plus grand mérite de cette pièce, ce qui la marque vraiment d’un coin d’originalité, c’est la manière dont est tracé le caractère d’Armand Martin. Je craignais fort pour ma part que M. Touroude ne nous mît en scène un bâtard élégiaque et sentimental, sorte d’Antony transformé en Grandisson et doué de tant de vertus qu’aucun fils légitime ne pût se flatter d’atteindre à sa perfection. En nous peignant un homme sans principes, parce qu’il n’a jamais vu pratiquer les principes autour de lui, vicieux parce qu’il a toujours vécu dans le vice, dégradé parce qu’il n’a jamais connu qu’un monde dégradé, et conservant au milieu de tout cela certaines délicatesses de sentiment qui, autrement élevé, auraient fait de lui un galant homme, en nous donnant le spectacle de ce mélange, M. Touroude a serré de plus près la vérité que s’il avait embelli son bâtard de toutes les vertus, et il s’est approché davantage de son but, qui était, je suppose, de faire réfléchir les débauchés insoucians. Sachons-lui gré aussi de n’avoir traité que le côté moral de la question, et de n’avoir point fait la cour à certains réformateurs de notre société en plaçant dans la bouche de son héros des tirades plus ou moins virulentes contre le code civil. Je ne voudrais pas jurer que le sacrifice ne lui ait pas coûté ; mais le mérite est d’autant plus grand d’avoir su le faire. Il n’est pas nécessaire d’inviter M. Touroude à persévérer dans la voie où il est entré. Il a reçu trop d’encouragemens pour rester à mi-chemin. Le danger serait plutôt qu’il ne se crût en droit de marcher trop vite. Qu’il soit donc sévère pour lui-même et qu’il se dise bien ceci, c’est qu’aux yeux de juges un peu délicats sa pièce tant applaudie est plus qu’un essai, moins qu’un triomphe.


G. DE SAFFRES.