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Bâtard, le héros de la pièce. Au premier acte, il nous apparaît comme un paladin, comme un chevalier errant redresseur de torts. Il pénètre de force chez Jeanne, lui fait en termes chaleureux l’aveu de son amour, et lui propose de l’épouser, malgré sa faute, en adoptant son enfant. Nous ne savons rien de lui, ni la tache de sa naissance, ni son existence interlope. Nous ne sommes frappés que de sa générosité, et nous ne lui en voulons pas beaucoup d’accuser son rival de trahir Jeanne pour une certaine Turquoise, car rien ne nous dit que ce soit une calomnie.

Mais l’acte suivant nous apprend que cet Armand, fils d’une courtisane, n’a jamais vécu ailleurs que dans le monde des courtisanes et des viveurs, qu’il est invité partout sans jamais payer que de son esprit, et que, n’ayant rien à lui, il vit comme s’il avait cinquante mille livres de rente, grâce à la Bourse, à Bade et à Hombourg. Nous commençons alors à le regarder d’un tout autre œil, et nous admirons beaucoup moins l’offre qu’il faisait tout à l’heure à Jeanne, C’est bien pis quand nous le voyons tendre un piège à Robert, qu’il rencontre dans une soirée de jeunes gens, le piquer au jeu par ses railleries, s’entendre avec Turquoise, qu’il jette à sa tête, et introduire ensuite par une petite porte la malheureuse Jeanne, à laquelle il a donné rendez-vous tout exprès pour lui faire apercevoir, au travers d’une glace sans tain, Robert assis à une table de jeu, avec son bras passé autour de la taille de Turquoise. Cet homme ne nous apparaît alors plus que comme un misérable, et quand Robert accourt aux cris de Jeanne, quand il traite Armand de parasite, de chevalier d’industrie et de bâtard, nos sympathies sont tout entières de son côté, et nous faisons des vœux pour qu’il sorte sain et sauf du duel à mort qui doit suivre cette provocation. Ici encore nous allons trop loin, et nous apprendrons tout à l’heure à juger Armand moins sévèrement ; mais ce n’en est pas moins une grosse faute, quand il s’agit surtout du héros de la pièce, de ballotter ainsi le public d’une impression à une autre.

Nous venons de résumer les deux premiers actes du drame de M. Touroude. Ces deux actes-là sont bien de lui et de lui seul. Ils sont l’œuvre de son inspiration personnelle. En un mot, ils sont nouveaux. Sont-ils bons ? Franchement, non. Tout cela est tourmenté, pénible, difficile à admettre, et si la pièce ne se relevait singulièrement par les deux derniers actes, toute la bonne volonté des partisans de M. Touroude aurait eu de la peine à le préserver d’un insuccès. Et pourquoi se relève-t-elle ? Parce qu’à partir de ce moment M. Touroude, cessant de se battre les flancs pour créer des situations nouvelles, prend son parti de suivre les chemins battus, et parce qu’il les suit bravement, d’un pas jeune et ferme. On va en juger.

Avant le duel, l’honnête Robert voudrait épouser sa maîtresse et légitimer son enfant. Il arrive aisément à convaincre sa mère, sans lui dire,