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dix ou quinze situations, pas davantage, qu’il faut savoir reprendre toujours en les rajeunissant chaque fois. Il n’y a pas au théâtre de situations nouvelles, il n’y a que des auteurs nouveaux. Rien n’est plagiat de ce qui est senti. L’invention n’est presque rien ; l’expression est presque tout. En faisant parler ses personnages, l’auteur s’est-il échauffé des sentimens qu’il leur prête ? S’est-il ému de leurs colères ? A-t-il pleuré de leurs larmes ? Rien n’est usé ni rebattu alors, pas plus que le langage de l’amour n’est usé et rebattu dans la bouche d’un jeune homme parce que d’autres l’ont parlé avant lui. Or c’est là le mérite réel de la pièce de M. Touroude ; tout y est senti. Il y a de la déclamation, mais de la déclamation convaincue ; il y a de l’emphase, mais de l’emphase sincère. Les personnages sont vivans ; ils sont vrais, ils parlent comme ils doivent parler, en mauvais style par exemple. Pour cela, je n’en peux démordre ; mais on se sent entraîné peu à peu par l’ardeur dont l’auteur est animé. Sa conviction vous gagne, et vous ne faites plus attention à la fin aux étrangetés de son style, qui au début vous faisait sourire. Il y a deux hommes en M. Touroude, l’un qui sent bien et juste, l’autre qui parle mal et faux ; mais l’homme qui sent finit par se faire écouter mieux que l’homme qui parle, et l’on pardonne aux erreurs de l’un en faveur des mérites de l’autre. Voyons maintenant à l’aide de quels procédés M. Touroude finit par mériter à son style le pardon dont il a besoin.

C’est donc de bâtardise qu’il s’agit, et de peur qu’on n’en ignore, M. Touroude n’a pas mis moins de deux bâtards dans sa pièce. La toile, en se levant, nous laisse apercevoir le berceau d’un jeune enfant dont ses parens contemplent le sommeil. Dès que leur entretien nous apprend l’irrégularité de sa naissance, on s’imagine tout naturellement que c’est là le bâtard en question, et on se demande, non sans inquiétude, comment il fera pour remplir son personnage muet. C’est une erreur, et tout à l’heure nous allons voir apparaître un autre bâtard, celui-là tout à fait monté en graine. Quant à celui dont on aperçoit le berceau, et, grâce à Dieu, rien que le berceau, c’est l’enfant de Robert Duversy, riche fils de famille, et de Jeanne. Jeanne qui ? Jeanne quoi ? On ne prend pas la peine de nous le dire, et c’est une faute. L’honnête désir qu’éprouve Robert d’épouser sa maîtresse et de légitimer son fils, les obstacles que lui oppose la volonté de son père formant le nœud et l’action de la pièce, il n’est pas indifférent de savoir si Jeanne, avant sa faute, était une piqueuse de bottines ou une fille de bonne maison. Nous savons seulement qu’elle était pure avant sa chute, ce qui assurément ne lui est pas particulier. C’est là au reste Un défaut dont M. Touroude est coutumier. Les personnages tombent du ciel sans être annoncés, et il faut assez longtemps avant de savoir à qui on a affaire. Cela est surtout sensible dans la minière dont il introduit en scène Armand, le véritable