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faveur l’opinion de cette partie du public qui est en taquinerie et en hostilité perpétuelle vis à vis de tout ce qui conserve un semblant d’autorité. Ajoutez à cela que M. Touroude est un jeune auteur, à ses débuts, et que sa pièce a eu, si je ne me trompe, la bonne fortune d’être refusée au Théâtre-Français, refus qui du même coup lui a évité un échec rue de Richelieu et lui a valu au quartier latin les applaudissemens intéressés d’une coterie dont tous les efforts tendent à discréditer l’autorité littéraire de la Comédie-Française. Tout cela réuni fournit, l’explication de la bienveillance qu’une partie du public témoigne à la pièce de M. Touroude. Dès le lever du rideau, on sent que la salle est bien disposée. Des partisans déclarés guettent avec impatience les occasions d’applaudir, et n’attendent pas toujours qu’ils aient rencontré la bonne. Cette chaleur d’une partie de l’auditoire devient peu à peu communicative. Beaucoup de spectateurs bénévoles s’en voudraient à eux-mêmes de ne pas applaudir aussi, et, la bonne fortune de M. Touroude voulant que les deux derniers actes de sa pièce soient infiniment supérieurs aux deux premiers, le tout finit par un succès.

Ce qui contribue aussi à ce succès, c’est la composition du public qui, à l’époque de l’année où nous sommes, remplit les salles de spectacle. Tous ceux qui fréquentent un peu le théâtre savent combien il est différent de ce public parisien qui rend ses arrêts pendant l’hiver et le printemps. Il compte dans ses rangs beaucoup de provinciaux et d’étrangers dont la crainte est toujours de ne pas comprendre et de ne pas apprécier ce qu’ils entendent. Aussi sont-ils particulièrement dociles et gouvernables, prenant volontiers le ton et suivant l’impulsion qu’on leur donne. Si l’on siffle autour d’eux, ils sifflent ; si l’on applaudit, ils applaudissent, et leurs impressions se traduisent d’une façon naïve autant que bruyante. Pour un jeune auteur que soutiennent des amis zélés, c’est un public à souhait.

Est-ce à dire que la pièce de M. Touroude n’obtient qu’un succès factice ? En aucune façon, et ce n’est pas cela que j’entends ; mais un succès théâtral se compose toujours d’élémens divers qu’il est intéressant d’analyser. Il y a beaucoup de mauvais et beaucoup de bon dans la pièce de M. Touroude. Ce qui est mauvais lui appartient en propre, par exemple le style. Que penser de phrases comme celles-ci, que le public entend pourtant sans rire : « Le cœur est de cire pour recevoir les premières empreintes de l’amour, et de marbre pour les conserver, » ou « il n’y a pas un lambeau de ma chair qui n’ait coûté à ma mère un sanglot. » Quant à ce qui est bon, très bon même, on en trouve l’analogue, comme inspiration du moins, dans quelques pièces connues. Et ici je supplie M. Touroude de ne prendre ce que je viens de dire ni pour une raillerie, ni pour une critique. C’est plutôt un éloge que je prétends lui adresser. À mon sens, il n’existe dans l’art dramatique que