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temps de fondre, et on se livre à cette occupation tout en faisant route, à moins toutefois que la mer ne soit difficile à tenir. Les plaques de lard, débarrassées autant que possible des parties charnues et débitées au moyen d’une coupeuse en menues fractions, sont jetées dans les pots, l’huile est enlevée au fur et à mesure de la fonte au moyen d’épuisettes, et passe directement dans les barils après avoir été tamisée dans de grandes manches ; quant aux gratins, constituant le résidu, ils sont utilisés comme combustible.

On ne saurait décrire la gaîté folle d’un équipage baleinier pendant l’a fonte, rien ne saurait donner une idée de ce sabbat infernal célébré en pleine mer, Te Deum classique des marins après le danger, au milieu de cette ivresse que procurent d’abondantes libations et les exhalaisons d’une masse de chairs pantelantes. Dans le carré des officiers, ce sont des discussions philosophiques inénarrables, où le docteur tient ordinairement le haut bout ; mais la scène la plus pittoresque se passe autour de la cabousse. D’abord le matelot se soigne. La chair de baleine est très indigeste ; pour la faire passer, les marins, après l’avoir hachée menu, la mêlent à du biscuit de mer pilé ; ils en font une boulette qu’ils jettent dans un pot et qu’ils retirent quand ils jugent que la cuisson est arrivée à un degré convenable. Ils se montrent très friands de ce mets, qui n’a jamais figuré dans aucun traité d’art culinaire : j’en ai essayé, il serait plus salutaire, je crois, d’avaler des biscaïens ; mais l’estomac d’un baleinier est au-dessus des petites délicatesses. Une chose que j’apprécie autrement, et dont j’étais devenu très friand en peu de jours, c’est un biscuit de mer trempé dans l’huile bouillante. Outre que cette nourriture est fort substantielle, elle est très hygiénique dans les pays froids. Vu de loin, un baleinier qui fond du lard doit faire l’effet d’un volcan en pleine mer ; quand l’a nuit on est sur le navire, qu’on voit ces hommes maculés de sang et de graisse autour de la cabousse, dont, les flammes rougeâtres semblent embraser les brumes épaisses, qu’on entend le bruit des chansons du gaillard d’avant, accompagné du grésillement de la neige qui crépite en tombant dans les pots, on se demande si l’on n’a pas fait voile pour le monde inconnu.


III

Il nous reste à examiner les causes qui ont amené la ruine de l’industrie baleinière et les moyens qui seraient propres à lui rendre son ancienne vitalité. Nous avons déjà dit que pour les uns le manque de baleiniers, pour les autres la disparition des baleines,