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manière à suivre les péripéties de la pêche, vient au-devant de la capture : il accoste avec précaution, et la baleine est amarrée à tribord, la queue vers l’avant, la tête à l’arrière. Cette opération se fait à l’aide de solides grelins et même de fortes chaînes, puis l’on procède en toute hâte au virage, c’est-à-dire au dépècement, car le baleinier ne peut réellement entonner son chant de victoire que du moment où les débris de la baleine se trouvent amoncelés dans le parc au gras. Cela fait, il n’a plus qu’à compter avec les tempêtes ; mais ce sont là des détails du métier qu’un marin ne doit jamais porter en ligne de compte.

Le virage dure de quatre à six heures, et se fait généralement de la manière suivante. La tête, séparée du tronc à coups de hache et de louchet, est hissée sur le pont avec sa barbe. Cette opération est très difficile, surtout quand la mer est grosse ; aussi lit-on souvent dans les journaux de bord cette pénible mention : « perdu la tête ! » Une fois que la tête est embarquée, on enlève l’enveloppe de graisse. Pour cela, un homme armé d’un louchet fait dans le lard deux entailles parallèles qui se prolongent en tournant en hélice tout le long du corps du cétacé ; l’extrémité de la bande est accrochée à un palan fixé au grand mât. Les entailles faites, on hisse l’un des bouts de cette bande de graisse ; la baleine tourne sur son axe, des pêcheurs armés d’instrumens tranchans détachent à mesure tout ce qui fait résistance, de sorte que le lard de la baleine s’enlève de la tête à la queue absolument comme la robe d’un cigare. Quoique l’opération du virage soit fort simple par elle-même, elle n’en emprunte pas moins un caractère très pittoresque aux circonstances où elle s’accomplit. Le navire fait petite route, la mer vient le plus souvent se briser avec fracas contre ses flancs, soulève cette masse de chair énorme, qui en retombant menace d’engloutir le bateau ou tout au moins de rompre les attaches, tandis que les baleiniers ont à lutter contre des partageurs de plus d’une espèce, les requins et les albatros ; les coups de louchet distribués à profusion ne peuvent les tenir à distance, et dans leur impatiente voracité ils viennent à la barbe des matelots prélever une large dîme sur le produit de la pêche. Enfin le lard est serré dans l’entre-pont, on largue les amarres, le navire s’éloigne rapidement de la baleine dépecée. À ce moment commence une véritable curée ; les albatros et une foule d’autres oiseaux de proie se précipitent sans contrainte sur cette abondante dépouille, et le marin qui part peut la suivre longtemps encore, grâce au nuage noir qu’ils forment au-dessus d’elle.

Il arrive quelquefois, quand la pêche donne, que le parc au gras renferme les chairs de trois ou quatre baleines. On a toujours le