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lame ; quant aux hommes, cette scène n’avait nullement altéré leur sang-froid. Ils sont habitués à ces sortes de mésaventures, et puis ils savent que le cachalot ne poursuit jamais ses ennemis ; il broie ce qui se trouve sur son passage et continue imperturbablement sa route sans s’occuper du reste. C’est ce qu’avait fait notre solitaire ; après son bel exploit, il avait sondé. Le pauvre harponneur, que nous avions recueilli, était très abattu ; croyant que c’était l’effet d’une émotion bien explicable, je lui demandai s’il avait eu peur. Pour toute réponse, il s’arracha une poignée de cheveux roux en s’écriant : Quel dommage ! une si belle prise ! Ses regrets ne devaient pas avoir une longue durée. Pendant que les pirogues nos 4 et 1 s’occupaient du sauvetage du n° 2, le patron de la pirogue n° 3, jugeant d’un rapide coup d’œil que son assistance devenait superflue, avait pris résolument le parti de continuer la poursuite. Le cachalot n’avait donné que trois souffles ; il souffla encore deux autres fois, permettant ainsi à ses ennemis de prendre une position favorable, et, au moment où il allait sonder après son sixième souffle, il fut solidement amarré. En voyant cette pirogue entraînée par le cachalot avec une éblouissante rapidité, une nouvelle ardeur s’empara de nos marins ; chacun ressaisit l’aviron, et, quoique nous fussions gênés par l’encombrement, nous arrivions une demi-heure après sur le champ de bataille, au moment où les vainqueurs s’occupaient de remorquer leur énorme proie.

S’il y a une chose plus saisissante que le courage calme, réfléchi, déployé par les baleiniers pendant l’attaque, c’est la gaîté délirante à laquelle ils s’abandonnent aussitôt après la prise. Quand on voit ces pirogues attelées à la file remorquer la baleine, quand on entend ces chants des matelots succédant à un lugubre silence, on se demande si ce sont bien ces mêmes hommes qui depuis plusieurs heures viennent de soutenir une lutte aussi périlleuse contre des dangers de toute sorte. Pourtant, si tout péril est passé, le succès de la pêche n’est pas assuré entièrement. Il arrive quelquefois que la baleine sombre ; alors il faut s’empresser de couper l’amarre pour sauver la pirogue, et voilà le fruit de tant de fatigues, de tant de dangers, entièrement perdu. La baleine sombre ordinairement quand elle n’a pas soufflé le sang, c’est-à-dire quand elle a été frappée au cœur ; elle est morte étouffée, disent les matelots : aussi le capitaine de pêche doit-il avoir soin de diriger sa lance au-dessous de l’aileron pour atteindre le poumon. D’un autre côté, la remorque d’un aussi gros animal n’est pas chose bien aisée. Ce nageur, si rapide quelques minutes auparavant et dont l’agilité merveilleuse défiait les meilleurs avirons, oppose maintenant une incroyable résistance ; mais le navire baleinier, qui a manœuvré de