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chaque fois que je voulais m’embarquer sur une baleinière pour donner la chasse en amateur, il me fallait prendre un aviron. L’anxiété commence au moment où on arrive sur le point où l’on suppose que la baleine doit souffler de nouveau ; on se tient là, indécis ; enfin le cétacé reparaît, souffle, plonge avec une imposante majesté, mais rarement cette première manœuvre amène la prise de l’animal : le capitaine de pêche attend la dernière sonde pour observer la direction qu’il va prendre, chacun réserve son ardeur pour le souffle suivant. Après cette dernière sonde, une émulation extraordinaire anime tous les équipages ; les hommes d’aviron souquent sur leurs rames ; il faut qu’ils luttent de vitesse avec la baleine, qu’ils arrivent presque en même temps qu’elle sur le point où, après trente-cinq ou quarante minutes, elle va souffler de nouveau, et viennent s’échouer presque sur l’animal. On peut juger de toute l’adresse que doivent déployer les rameurs, du sang-froid que doit garder le capitaine, et avant tout de la confiance qu’il doit inspirer à ses hommes, dont le sort dépend de son énergie, de son habileté.

Dès qu’il se croit arrivé, le capitaine fait rentrer les rames. À ce moment, un silence solennel, saisissant, plane sur cette scène, tous les commandemens se font à voix basse. Comme il est important de ne pas effrayer la baleine par le bruit des avirons, chaque baleinière est munie de cinq pagaies, qui permettent de manœuvrer à la sourdine et de s’avancer avec plus de précaution. De tous côtés, les regards interrogent la profondeur des eaux, si le temps est serein, ou en examinent la surface, s’il est couvert ; enfin une tache graisseuse se montre ; un jet nacré accompagné d’un bruit de tuyau d’orgue s’élève à 3 mètres. La baleine a soufflé ! Si la pirogue est trop près, elle peut être mise en morceaux par un coup de queue, ou tout au moins engloutie par le simple déplacement que produit cet énorme animal. Quant au capitaine de pêche, il doit manœuvrer de manière à offrir des chances au harponneur, c’est-à-dire le placer à deux ou trois brasses au plus du cétacé. Tout d’un coup il commande pique ! Aussitôt le harpon vibre, pénètre dans les chairs. La mission du harponneur est, non de tuer la baleine, mais bien d’assujettir une amarre sur elle afin de la suivre dans toutes ses évolutions et de ne plus la perdre. Dès qu’elle est harponnée, la baleine sonde avec une vitesse de quinze à dix-sept nœuds, entraînant à sa suite la frêle embarcation et les hommes qui doivent lui donner la mort. C’est un instant terrible pendant lequel il est difficile, même après une longue pratique, de rester calme. Pourtant c’est surtout alors que la présence d’esprit est indispensable. La ligne doit être filée à propos, si la rapidité de la baleine menace d’engloutir l’embarcation, et cette rapidité est souvent telle que, lorsque