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crustacés presque invisibles. Quand la baleine arrive au milieu d’un de ces bancs, que les marins désignent sous le nom de boëte, son allure devient plus calme, moins tourmentée : elle prend ses aises et s’abandonne aux douceurs d’un voluptueux festin.

Voici comment elle y procède. Nous n’avons pas encore parlé de la langue de la baleine, qui joue le plus grand rôle dans le phénomène de la déglutition. Ce n’est pas pourtant un organe de mince importance, puisqu’elle fournit jusqu’à vingt barils d’huile. Elle adhère à la mâchoire inférieure, sauf une petite pointe qui est libre, et elle offre un tissu graisseux, tacheté d’innombrables vésicules, et pouvant à un moment donné se gonfler au point d’occuper toute la cavité de la bouche. Quand la baleine veut prendre sa nourriture, elle abaisse la mâchoire inférieure, sa grande gueule engloutit une énorme masse d’eau avec les crustacés qu’elle contient ; puis, après avoir relevé ses lippes pour fermer l’appareil de préhension, elle gonfle sa langue, qui, occupant dans cet état toute la cavité, chasse l’eau, — non par les évens, comme on l’a cru longtemps, mais par les interstices des fanons. — À ce moment, les filamens intérieurs, faisant l’office de filet à mailles très étroites, retiennent les crustacés : la baleine ramasse d’un tour de langue tout ce qui se trouve pris, elle en fait une boulette, et l’envoie dans le gosier, qui à son tour l’achemine vers le premier estomac. Comme tous les cétacés, elle happe donc sans goûter.

Elle ne peut voir commodément que dans l’eau, en raison de la trop grande concentration des rayons qui s’effectue sur le cristallin, et jamais en avant, à cause de la position de l’œil sur le côté de la tête de l’animal. Elle a l’odorat assez sensible, et la preuve, c’est qu’elle ne néglige jamais de changer de direction lorsque par hasard elle vient souffler dans les eaux d’un navire d’où s’exhalent des émanations suspectes. Quant au conduit auditif, il existe, quoiqu’on l’ait généralement nié ; mais il est très petit, et les sons ne l’impressionnent qu’à la condition qu’ils se produisent dans l’eau : les cris des pêcheurs, des coups de fusil, trouvent la baleine impassible ; un simple coup d’aviron lui donnera l’éveil et lui fera prendre une allure différente.

On appelle saisons les époques auxquelles on rencontre les baleines sur les lieux de pêche. Il y en a deux, la saison du large et la saison des baies. Au commencement de la première, qui ouvre vers le milieu d’avril, on rencontre des baleines faisant route isolément. Elles ont l’air affamé comme à la suite d’un long jeûne, et paraissent uniquement préoccupées de garnir leur estomac vide. Quelquefois elles marchent rapidement, et alors on doit supposer qu’elles sont à la recherche d’un banc de boëte ; mais dès qu’elles en