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contrairement à l’usage des indigènes, qui s’en passent facilement, parce que dans ces parages on reste rarement deux jours sans voir de la terre. Il y avait à bord en tout près de cinquante personnes, et ce ne fut pas sans étonnement que M. Wallace vit ces demi-sauvages s’abstenir de toute querelle et observer une discipline qui eût fait honneur à un navire marchand de la marine anglaise. Rarement on voyait plus de douze hommes à l’œuvre ; mais, lorsqu’il y avait quelque besogne importante à exécuter, tout le monde s’offrait, et le seul inconvénient était alors la confusion qui résultait de tant de zèle. Lorsqu’il faisait beau, les uns dormaient, les autres causaient ou mâchaient du bétel, ou bien raccommodaient leurs hardes. Deux timoniers étaient à la barre, le capitaine ou le second donnait le cours, cinq ou six matelots veillaient aux manœuvres et criaient les heures d’après une sorte de clepsydre. Cet instrument aussi primitif qu’ingénieux consiste en un seau à demi rempli d’eau où nage la moitié d’une coquille de noix de coco bien lisse et polie, avec un très petit trou par lequel s’introduit un mince filet de liquide. Peu à peu la coquille se remplit, et les dimensions en sont calculées de manière qu’au bout d’une heure, ni plus ni moins, elle va au fond ; avertis par le bruit du plongeon, les gardiens crient l’heure et remettent la coquille à flot. M. Wallace a remarqué que ce garde-temps d’une nouvelle espèce s’accordait généralement à une minute près avec sa montre de poche, et qu’il n’était point influencé par le roulis.

Après six jours de navigation, on avait perdu de vue les dernières côtes, et M. Wallace constata, non sans un secret effroi, que les deux ouvertures par où passaient les barres des gouvernails n’étaient qu’à un mètre au-dessus de la ligne de flottaison, et qu’aucune précaution n’avait été prise pour empêcher l’eau qui pénétrerait par ces trous de se répandre dans la cale. Une série de lames, par une mer houleuse, devait submerger la barque sans espoir de salut. Lorsqu’il communiqua ces réflexions au capitaine, ce dernier répondit que toutes les praous étaient ainsi faites, et que, s’il voulait y changer quelque chose, il ne trouverait plus de matelots, que d’ailleurs on n’avait jamais entendu dire qu’une praou eût pris de l’eau par les trous de barre. Le lendemain, jour de Noël, il s’en fallut de bien peu que cette assurance ne fût punie ; mais dans l’après-midi le ciel s’éclaircit de nouveau, et peu après on jeta l’ancre devant les îles Kay, dont les falaises de calcaire blanc sont de l’effet le plus pittoresque. La mer était calme comme un lac, et le soleil des tropiques versait des flots de lumière sur un panorama enchanteur de forêts vierges, de rochers en désordre et d’abîmes bleus. Trois ou quatre embarcations montées par les insulaires vinrent bientôt entourer la praou, qui fut envahie en un clin d’œil. Jamais M.