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propriétaire sans autre procès ; son corps est jeté dans la rue, et personne n’y prend garde. Une femme mariée ne doit accepter aucun objet de la main d’un étranger, toujours sous peine de mort. Un négociant anglais qui vivait dans l’île avait avec lui une femme de Bali, un peu parente d’une des femmes du rajah. Un jour, cette personne fit une infraction à la loi en acceptant d’un autre homme un objet quelconque, — un cigare ou une feuille de siri. Le rajah en eut vent. Il s’empressa d’envoyer un messager à l’Anglais pour lui dire qu’il devait renvoyer la femme afin qu’elle fût exécutée. L’Anglais pria, offrit une forte somme, rien n’y fit. Alors il déclara qu’il ne céderait qu’à la force, et le rajah parut se résigner à en rester là ; mais peu de temps après un de ses serviteurs réussit à faire sortir la femme de la maison, et la poignarda « au nom du rajah. » Des infidélités plus flagrantes sont punies proportionnellement à la gravité du crime : la femme et son complice sont liés dos à clos et jetés aux crocodiles.

Ce qui est bien plus extraordinaire, c’est le genre de suicide en usage dans ces îles. Un jour, le domestique de M. Carter, négociant anglais chez qui M. Wallace s’était logé, entra précipitamment et avertit son maître qu’il y avait dans le village un amok[1]. Aussitôt on ferma toutes les portes et on se mit en état de défense ; mais l’on sut bientôt que c’était une fausse alerte : un esclave que son maître voulait vendre avait menacé de « faire un amok. » Quelques jours auparavant, un homme avait été tué parce que, ayant perdu au jeu un demi-dollar au-delà de ce qu’il possédait, il s’était laissé aller à la même menace. Voici ce qu’elle signifie. Un homme croit-il que la société a des torts envers lui, — a-t-il, par exemple, des dettes, a-t-il perdu sa fortune, sa femme et ses enfans au jeu, ou doit-il devenir lui-même un esclave, en un mot est-il au comble du désespoir, — il ne lui reste qu’à se suicider. Il prend son kriss, descend dans la rue, et frappe tout ce qu’il rencontre, hommes ou femmes, vieillards ou enfans. « Amok ! amok ! » c’est le cri qu’on entend alors résonner dans le village ; tout ce qui porte des armes s’élance à la rencontre du furieux, et il finit par succomber sous le nombre. Il est mort en héros, l’honneur est sauf ! Cette étrange habitude est très répandue dans le groupe des Célèbes ; à Macassar, il y a un amok ou deux par mois, et il coûte généralement la vie à une douzaine de personnes.

A Lombok, M. Wallace a encore recueilli une fort jolie histoire. Un ancien rajah de cette île était un prince rempli de sagesse, et il en fit preuve par la manière dont il sut percevoir le cens. Ses principaux revenus consistaient en une capitation de riz : tant par

  1. Corruption de l’anglais a muck (un enragé).