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L’île de Singapour est couverte de collines boisées ; sur quelques points, on rencontre encore des restes de forêts vierges. Les scieurs et charpentiers chinois, qui depuis nombre d’années exploitent ces forêts, ont préparé le terrain pour les entomologistes, car les amas de feuilles sèches, de troncs pourris et de sciure de bois recèlent d’innombrables coléoptères. Aussi M. Wallace y fit-il une récolte aussi belle que naturaliste puisse la rêver. La seule chose un peu désagréable dans ces chasses aux insectes était le voisinage des tigres, que l’on entendait toujours rugir dans la profondeur des bois. Ils dévorent en moyenne un Chinois par jour ; on les redoute beaucoup dans les plantations de gingembre, qui d’ordinaire occupent des jungles récemment défrichés. M. Wallace faillit plusieurs fois disparaître dans les fosses de forme conique, profondes de 5 ou 6 mètres, que l’on creuse à leur intention. Autrefois on plantait au milieu de chaque fosse un fort pieu pointu ; mais cela a été interdit depuis qu’un voyageur s’est empalé en tombant dans un de ces trous.

Pendant l’automne de 1854, M. Wallace fit une excursion à Malacca et au Mont-Ophir. La vieille et pittoresque cité de Malacca est bâtie le long d’une petite rivière : les rues étroites, à maisons serrées, sont habitées par des Chinois et par les descendans des Portugais ; dans les faubourgs, qui ressemblent à des jardins, se trouvent les villas des employés anglais. Le massif palais du gouvernement, le vieux fort et les ruines d’une cathédrale sont les derniers témoins de la splendeur passée de cet ancien centre du commerce international. L’idiome qu’on y parle aujourd’hui à côté de l’anglais est une sorte de phénomène philologique ; c’est le portugais dépouillé de ses terminaisons, et pour ainsi dire réduit aux racines. Les verbes n’ont plus ni modes, ni temps, ni nombres, ni personnes ; les adjectifs ont perdu le féminin et le pluriel. Eu vai signifie je vais, je suis allé, j’irai selon la circonstance. Quelques mots de malais complètent cette langue, qui offre un curieux exemple de retour à l’état primitif.

Cette contrée, encore peu explorée à cause de l’insalubrité de l’air, paraît être très riche en oiseaux de toute sorte. Accompagné par un jeune homme de Malacca qui avait pris goût à l’histoire naturelle, M. Wallace résolut de pousser une pointe jusqu’au Mont-Ophir, qui passe pour un foyer de fièvres, peut-être à tort, car ni M. Wallace ni aucun de ses gens n’eut à souffrir de ce voyage. Une attaque de fièvre, qu’il avait eue à Malacca même, avait promptement cédé à l’usage de la quinine. Le Mont-Ophir est situé dans l’intérieur de la presqu’île, à une vingtaine de lieues de Malacca. M. Wallace partit avec son ami indigène et avec six Malais qui portaient les bagages et les provisions. Pendant la traversée des forêts,