Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 83.djvu/629

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

on en vendra les matériaux et les terrains, on ne construira pas de maison de correction paternelle pour les jeunes filles, et il n’en sera que cela[1]. Hélas ! tant de magnifiques, ruineuses et inutiles casernes, tant d’églises splendides et nouvelles qui donnent satisfaction aux vanités de la morale extérieure, et pas une maison de refuge ou des enfans qu’une heure d’oubli a fait déchoir, qu’il faut sauver à tout prix, rendre au mariage, à l’honneur, à la maternité, puissent trouver un abri pour se repentir et s’améliorer loin des filles publiques et loin des voleuses ! Nous sommes ainsi faits en France, et, pourvu que nous ayons le superflu, nous excellons à nous passer du nécessaire.

Veut-on savoir le résultat de ces économies qui gaspillent des âmes pour sauver des écus ? Toute jeune fille qui entre en correction à Saint-Lazare en sort vicieuse et pourrie jusqu’au fond du cœur. J’ai sous les yeux deux livres de messe saisis sur une enfant de seize ans à peine, qui venait de passer trois mois, sur la demande de son père, dans cette maison maudite où les murailles suent la luxure. Sur les marges, sur les blancs laissés par les alinéas, la petite prisonnière a écrit ses pensées ; plusieurs fois les dates sont indiquées, on peut donc suivre la progression ; elle est effroyable. Saint Antoine dans le désert ne fut pas plus tenté. A mesure que les jours s’écoulent, que l’influence des compagnes pèse davantage, le langage s’accentue, les rêveries se formulent, le sentiment s’égare, change d’objet, devient maladif, outré, hors nature, et fait croire qu’on lit les élucubrations d’une échappée de Bicêtre. C’est là qu’on peut constater le danger des milieux où semble s’être figée une tradition démoniaque qui atteint et pénètre ; rien, n’y fait, ni l’exemple prêché, ni la dure discipline, ni la tutelle un peu rêche des sœurs de Marie-Joseph, ni les sermons du prêtre, ni les exhortations des dames visiteuses, ni les lectures d’un ordre moral trop abstrait, qu’on leur fait souvent entendre. Celle qui entre là est perdue à moins de miracle, et le temps des miracles est passé. Les pauvres brebis égarées qu’on pousse dans ce mauvais bercail travaillent ensemble, pendant le jour et dorment la nuit, comme on fait à la Santé, dans des cellules séparées.. Avec leur robe brune, leur petit béguin, leur maintien qu’elles s’efforcent de rendre modeste, quelques-unes sont charmantes et font involontairement penser à Manon Lescaut.

Les autres détenues sont pêle-mêle jour et nuit ; dans les dortoirs, les couchettes sont pressées les unes, contre les autres, et dans les ateliers les chaises se touchent ; un sous-brigadier et onze

  1. Le 20 juillet dernier, les terrains de l’ancienne prison pour dettes ont été mis en vente au prix de 1,500,000 francs et n’ont point trouvé d’acquéreur.