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pénétrer et de ramener au bien ? En un mot, la société, une force nuisible s’étant tournée contre elle, devait-elle faire effort pour amener cette force à devenir utile et profitable, ou devait-elle se contenter de la neutraliser ? Cette idée si simple qu’aujourd’hui elle nous paraît naturelle, on fut des siècles avant de la voir poindre.

Elle nous arriva des pays d’initiative protestante, d’Amérique et d’Allemagne, où déjà elle était expérimentée, et donnait des résultats favorables avant même que nous eussions songé à examiner sérieusement notre système pénitentiaire. Le bouleversement était radical, et le principe qui commençait à s’imposer à l’attention des hommes compétens était diamétralement opposé à celui que, par inertie et par respect pour des habitudes prises, nous maintenions chez nous. Au lieu de laisser les détenus vivre en commun, sans être catégorisés selon la qualité de leur crime, dans une oisiveté presque complète et une épouvantable promiscuité, il allait être question de les isoler absolument, le jour aussi bien que la nuit, et de les astreindre à un travail dont la privation deviendrait pour eux une punition disciplinaire. Quoique généralement en France nous ne péchions point par excès de logique, on procéda dans ce cas avec un esprit de méthode assez remarquable. Dès 1833, on était résolu à reconstruire la Grande-Force, qui menaçait de tomber en ruine, et le conseil-général du département de la Seine avait décidé en 1836 que la nouvelle prison, composée de huit divisions distinctes, serait élevée dans le faubourg Saint-Marcel, et disposée de telle sorte que chaque catégorie de criminels serait séparée. C’était un progrès, mais il ne répondait déjà plus aux exigences. S’appuyant sur ce fait, qu’il est presque toujours indispensable que les prévenus soient au secret et sévèrement maintenus en dehors de toute communication, le ministre de l’intérieur arrêta, vers les premiers jours de 1837, que dorénavant la détention préventive serait subie dans un isolement complet. Dès lors le projet du conseil municipal était à néant. On se remit à l’œuvre, et il fut résolu, dans la séance du 16 octobre 1840, « que la prison de la Force serait remplacée par une maison d’arrêt soumise au régime de l’isolement. » Du reste, la chambre des députés avait déjà, au mois de mai de la même année, été saisie d’un projet de loi sur la réforme des prisons dans lequel il était dit « que l’emprisonnement cellulaire était le remède le plus efficace au débordement de corruption qu’engendre l’état actuel des prisons, » et qu’il convenait de soumettre le coupable à un régime qui « commençât l’œuvre de la moralisation. » Le grand mot venait d’être officiellement prononcé pour la première fois : emprisonnement cellulaire ; mais il avait pour correctif et pour raison déterminante un autre mot qu’on n’était point accoutumé à entendre en pareille matière : œuvre de moralisation.