Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 83.djvu/583

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en pierre, reçoivent des vaisseaux d’une dimension colossale. Quel bruit de marteaux ! Tout un peuple d’ouvriers raccommode les navires, attachés à leurs flancs de bois ou de cuivre. Tristes de se trouver à sec, humiliés d’étaler leurs blessures, ces léviathans des mers paraissent souffrir du bien qu’on leur fait. D’un autre côté, dans les bassins remplis d’eau, wel docks, flottent d’autres géans de l’abîme, calmes et heureux de se reposer des fatigues d’un long voyage. On me montra les plus grands navires du monde ; ils vont dans la Méditerranée. Il y avait aussi des vaisseaux d’émigrans pour l’Amérique. Les Allemands se rendent d’abord par mer de Hambourg à Hull et ensuite de Hull à Liverpool par le chemin de fer. A-t-on jamais vu de pareilles misères ? Des femmes, tête nue, aux longs cheveux couleur filasse, des enfans aux yeux bleus, couverts de haillons, des hommes jeunes et vigoureux, mais dont le teint plombé annonce d’amères privations, tous ces pauvres gens, qui étaient de trop dans la mère-patrie, vont à la conquête de la terre. Au bout de trois ou quatre années, ils écrivent qu’ils ont défriché leur champ, qu’ils sont citoyens de l’Union et associés à la vie politique d’un grand peuple libre. Ces bonnes nouvelles se répandent dans le village, et d’autres paysans de l’Allemagne, attirés par ce mirage de l’Atlantique, se rendent à Liverpool, d’où les départs succèdent aux départs[1]. Les navires stationnant dans les eaux de la Mersey viennent d’ailleurs de toutes les parties de la terre, et ne tardent guère à retourner vers les îles lointaines. Aussi est-il extrêmement curieux d’observer ces groupes de navires un instant réunis côte à côte dans les mêmes bassins, mais qui ne tarderont point à se séparer les uns des autres et à s’éparpiller sur toute l’étendue de l’océan, à peu près comme une bande de grands oiseaux de mer abattus sur le rivage qui bientôt reprennent leur vol, et, les ailes déployées, se dispersent dans toutes les directions du ciel.

Certes les docks de Liverpool et de Birkenhead sont admirables ; mais ce qui me surprit encore plus que l’étendue des travaux, ce fut la liberté avec laquelle s’administre cette grande entreprise. Toutes les affaires sont dirigées par un conseil (board) qui se compose de 41 membres nommés par le gouvernement et de 24 autres élus par

  1. Les Irlandais fournissent aussi leur contingent à l’émigration. La plupart d’entre eux ont leur voyage payé d’avance par des parens ou des amis qui se trouvent déjà en Amérique. Un entrepreneur (broker) se charge de les envoyer à destination pour un prix convenu. Il est donc de son intérêt qu’ils restent le moins longtemps possible à Liverpool, car il serait obligé, selon les termes de son contrat, de payer leurs frais de nourriture et de logement. En 1863 et 1864, le service était arrangé avec tant de précision que beaucoup d’émigrans ne couchèrent point une seule nuit à terre. A peine arrivaient-ils d’Irlande sur un vaisseau qu’un autre vaisseau les emportait pour le Nouveau-Monde.