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accueilli. William Rathbone était mort, et ce fut son second fils, M. Philippe Rathbone, qui reçut la carte, heureux de l’hommage rendu à la conduite de son père et touché en même temps de cette mémoire du cœur chez un pauvre nègre.

Un autre fait aurait dû troubler la conscience des anciens partisans de la traite. On m’a raconté à Liverpool qu’un vaisseau négrier ayant fait naufrage en mer, tous les passagers, blancs ou noirs, luttaient enveloppés par les vagues. Les plus vaillans d’entre eux cherchaient à saisir quelques débris de planches nageant à la surface des eaux. Un nègre avait réussi à poser les mains sur un tonneau flottant qui le soutenait au-dessus de l’abîme. Il s’y cramponnait avec cet amour de la vie que redouble en nous le sentiment du danger, quand il vit passer entre deux vagues un blanc entraîné par le courant. Ce dernier était un intendant chargé à bord de la surveillance des esclaves ; il allait infailliblement périr. Avec un dévoûment surnaturel, le nègre lâcha le tonneau, le poussa vers l’homme qui se noyait et coula lui-même au fond de la mer. Le blanc ne tarda point à être secouru par un bateau de sauvetage, et à qui devait-il la vie ? A l’un de ces malheureux noirs qu’on traitait alors comme des êtres dénués de raison et de sentiment. Cette réflexion le frappa, et, se trouvant plus tard à bord d’un autre vaisseau chargé du même bétail humain, il éprouva le besoin de payer envers la race africaine une dette d’honneur. Une ophthalmie terrible et contagieuse venait d’éclater parmi les nègres entassés à fond de cale, et personne n’osait descendre vers eux pour les soigner. « J’irai, » dit-il. Victime lui-même de l’horrible institution de l’esclavage, il descendit en effet dans cet enfer flottant et y perdit la vue. Il revint aveugle à Liverpool.

Aujourd’hui le vrai commerce a remplacé la traite des noirs, et, même au point de vue de l’argent, la ville n’a aucunement lieu de regretter cette source impure de richesses[1]. Trois grandes conquêtes ont surtout assuré la fortune de Liverpool : l’ouverture d’une ligne de chemins de fer, longue de 200 milles et s’étendant du Lancashire à la ville de Londres, — la construction de ces grands steamers qui traversent l’Atlantique, reliant l’Angleterre aux États-Unis, — et la découverte du télégraphe électrique. L’importance des cités maritimes se traduit par le nombre et l’étendue des magasins dans lesquels s’accumulent leurs richesses, par la grandeur et la multiplicité des bassins où sommeillent les navires. Liverpool est par excellence

  1. On m’a montré une carte de 1728 sur laquelle Liverpool, cette moderne rivale de Londres et de New-York, faisait encore une assez triste figure. Tout son orgueil était alors de se comparer à Bristol. Elle s’indignerait aujourd’hui d’une pareille assimilation.