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soient provocantes ni lascives. Ce sont dans leur réalité des femmes communes, peu choisies, déformées par les vêtemens qu’elles ont quittés, qui dansent non pour danser, mais pour compléter l’orgie commencée. Pourtant là n’est pas encore le plus grand péché de l’artiste. L’irrémédiable faute est de n’avoir pas eu le sentiment d’une des lois les plus impérieuses et les plus immuables de l’art, à savoir la subordination de la partie au tout. Or cette loi n’est pas une règle de rhéteur, une de ces barrières que les puissans renversent quand ils veulent aller plus avant, comme l’enfant rejettera les lisières dès qu’il saura marcher sans guide. C’est la loi, la nécessité même de l’existence pour une œuvre d’art.

Pour en avoir tenu peu de compte, l’auteur du groupe de la Danse, détruisant autant qu’il était en lui l’harmonie de l’ensemble, sortant de sa valeur relative et se faisant trop de place, pareil au musicien qui prétendrait que son instrument fût remarqué dans l’orchestre, a compromis l’accord du tout et dérangé l’eurythmie prévue. C’est pour cela, nous le croyons, que la Danse ne doit pas rester là où elle a été taillée. Il ne sera pas malaisé de lui trouver un emplacement plus favorable à elle-même, moins défavorable aux autres. Où ? — La question n’est pas là. Dès qu’elle sera isolée, elle sera mieux. Elle gardera la vie, qualité fort appréciable dont sont dépourvues tant d’images de pierre. Un bon nombre des défauts que fait saillir et met en lumière le contraste qu’elle oppose à ce qui l’entoure perdront de leur importance, s’atténueront, disparaîtront dans l’ombre. L’œuvre demeurera ce qu’elle est, une œuvre peu ordinaire, une erreur peut-être, mais non pas l’erreur du premier venu. Telle qu’on la voit et qu’on la peut juger aujourd’hui en dépit de certaines ovations bruyantes qui ne feront pas prendre le change à M. Carpeaux, il a rencontré là plutôt un échec qu’une victoire. Il n’est pas homme à laisser le public sur cette impression, ni à se tenir pour battu. Il est vaillant, actif, remuant, fiévreux. Il a étudié, il est encore capable d’étude. Il a des retours heureux et inattendus. On peut douter qu’il soit propre à certaine sculpture décorative, là où sa tâche se trouve strictement limitée ou resserrée et doit se composer avec l’ensemble. Il lui resterait d’autre part un assez beau champ à parcourir. Encore sur ce dernier point, la subordination de son œuvre à l’œuvre commune, nous n’oserions rien affirmer, et nous serions heureux, pour lui-même et pour l’art de notre pays, de lui voir un jour donner à ceux qui prétendent qu’il n’aura jamais cette « vertu collective » un éclatant démenti.


CH. D’HENRIET.