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pensent pas qu’il soit au-dessous d’eux de prendre en main le ciseau pour achever ou corriger l’exécution du praticien. Nous signalerons aussi tel arrangement de lignes qui nous surprend, qui atteste peu de maturité dans la composition, et qui nuit à ce groupe et à ceux qui l’entourent. Les femmes ne pourraient se tenir debout. A-t-il voulu indiquer l’ivresse ? Nous ne le pensons pas. Le génie lui-même se penche en avant, il chancelle ; à moins d’un appui surnaturel, il va tomber. Il produit cette singulière illusion qu’on se demande si ce n’est pas l’édifice qui périclite. Il semble qu’un invisible Samson ébranle les colonnes. L’abus des lignes obliques, trop importantes dans la donnée générale, maintient cette désastreuse apparence. Or, en architecture, il ne suffit pas que la construction soit stable, il faut qu’elle procure l’idée de la stabilité, et qu’elle n’ait pas l’air de se tenir par un prodige d’équilibre. Dans l’arc de triomphe de l’Étoile, massif et puissamment assis, la ligne verticale domine sur les bas-reliefs, même sur celui de Rude, emporté d’un mouvement si fougueux. M. Carpeaux ne s’est occupé que de lui, et n’a point tenu compte de ces nécessités.

Il n’est pas sans intérêt de rechercher ici jusqu’à quel point l’architecte du nouvel Opéra s’était préoccupé d’avance de l’effet que devaient donner à l’édifice auquel il attachera son nom les sculptures en bas ou haut-relief confiées à divers artistes. Dans un livre qu’il publiait récemment, A travers les arts, M. Garnier constate avec un regret bien naturel que la division du travail, élément utile pour la production à bon marché, mais dangereux pour ceux qui recherchent avant tout le beau et veulent réaliser l’idée qu’ils ont conçue, s’est introduite peu à peu dans l’art comme dans l’industrie, à un moindre degré toutefois. Un architecte ayant à édifier un monument considérable est contraint de faire appel au concours d’artistes spéciaux. Les artistes, il le fait remarquer, pratiquaient jadis assez souvent les trois grands arts réunis : architectes aujourd’hui, sculpteurs demain, peintres après-demain, ou bien, s’ils n’excellaient que dans un de ces arts, ils prouvaient au moins par l’harmonieuse disposition de leurs œuvres qu’ils avaient médité sur les principes généraux des autres. Ce système était en vigueur au temps de la renaissance ; on l’a bien vu en Italie. De nos jours, les choses ne se passent plus ainsi. Chacun suit sa voie distincte, et s’occupe assez peu de ses confrères. L’artiste est peintre, sculpteur ou architecte. L’architecte exécute le plan, commande et discipline, autant qu’on lui en accorde le crédit, les volontaires qui sont venus de tous les côtés se ranger sous ses ordres ; le sculpteur taille sa statue ou son groupe, le peintre exécute son tableau. Il en résulte qu’on ne sent plus partout la même main, le même esprit, la même volonté. De là des