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connaissait point encore. M. Carpeaux s’était pris à forte partie. S’attaquant audacieusement à la version de Dante, il osait retracer la légende d’Ugolin et de sa famille, les angoisses physiques, les tortures morales de l’immortel prisonnier et de ses fils dans la tour de la Faim, il faut dire que ses goûts, son tempérament, ses procédés de travail, le rendaient propre à la peinture de ces tableaux accentués plutôt qu’aux images du calme, de la sérénité et de la paix. Il réussit. La scène est bien présentée, morne, terrible, point hideuse, Elle est vigoureusement et clairement dessinée, elle n’a pas besoin de commentaires, elle ne permet pas de méprise. Voilà bien l’auteur et les victimes d’un autre festin d’Atrée. Le père n’a point encore commis le meurtre et repris aux siens la vie qu’il leur a donnée. Ils sont tous autour d’Ugolin, maigres, affaissés, endoloris, n’ayant plus qu’un souffle. Lui médite et songe à son crime, les doigts serrés contre ses dents. Ce groupe, coulé en bronze, a été regardé plus tard comme digne d’être placé au jardin des Tuileries. Il est en parallèle avec celui du Laocoon, dont il évoque le souvenir, non point à cause de la disposition, — rien n’est moins de nature à éveiller l’idée de plagiat ou de réminiscence, — mais en raison de certaines analogies dans l’invention des poètes. Il supporte sans trop de défaveur la comparaison. Si les lignes de la silhouette générale sont moins heureuses, moins pondérées, l’ensemble est plus vrai, et ce n’est pas un mince mérite. Du reste, pourquoi ne pas l’avouer ? — ce groupe du Laocoon si souvent offert en exemple, prôné par la critique allemande, mesuré sur toutes ses faces, nous paraît surfait en bien des points ; nous n’y trouvons en dernière analyse qu’un art savant, mais dépourvu de naïveté.

Au moment où le groupe d’Ugolin parut, les éloges hyperboliques autant que les dénigremens et les remarques envieuses se répandirent sur l’artiste. Les uns lui refusaient tout, les autres voulaient le forcer à monter au Capitole pour remercier les dieux. Des amis prononcèrent le nom de Michel-Ange, d’autres le mot de génie. Ces ovations firent peut-être plus de mal que de bien à M. Carpeaux, qui n’était pas naturellement enclin à imposer une sourdine aux porte-voix de sa réputation naissante, et ne se dissimulait pas d’ailleurs de quelle importance et de quel profit devenaient pour lui les débats dont il était l’occasion. Pour tout dire, M. Carpeaux a une physionomie à part qui expliquerait au besoin plusieurs de ses déceptions et de ses triomphes. Homme d’une personnalité forte, ardente, envahissante, ayant conscience de sa valeur, enorgueilli de bonne heure parce qu’on l’avait loué avant qu’il ne fût en état de supporter l’éloge, il a emporté d’assaut une place au grand jour qu’on ne lui retirera plus. M. Carpeaux a quelque chose de cet Ajax