Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 83.djvu/435

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avec avantage dans la Mer-Noire, et la situation des assiégeans devenait périlleuse. Il est certain, — et ceci suffit à justifier le général Canrobert et lord Raglan du reproche de timidité, — que la plupart des officiers-généraux, de même que les officiers du génie et de l’artillerie présens sur les lieux, opinèrent pour que l’assaut fût ajourné jusqu’après l’établissement des batteries de siège. Ce n’est pas tout : les états-majors étaient en réalité dépourvus d’informations exactes sur les ressources de l’ennemi. On le croyait sans doute hors d’état d’opposer une longue résistance, et c’est pour cette cause que la fausse nouvelle apportée par le Tartare fut admise avec tant de crédulité ; mais il est vrai aussi que nos troupes ne s’attendaient pas à rencontrer derrière les batteries de Sébastopol un homme de guerre d’une activité prodigieuse comme Todleben. Sous ce rapport, leur illusion fut longue à se dissiper, car au 17 octobre et même plusieurs mois après on voit nos généraux remettre une attaque au lendemain, avec la persuasion que le terrain sera encore dans le même état, et le lendemain, à l’aube du jour, ils aperçoivent des retranchemens, des fossés, des batteries, qui sont l’œuvre d’une seule nuit. Les Russes montrèrent en cette campagne une habileté à manier la terre qui fit la moitié du succès de leur longue résistance.

Après tout, il n’est personne qui croie que la prise de Sébastopol au mois de septembre 1854 eût été la fin de la guerre. Libre à M. Kinglake de supposer qu’après l’échec des Russes devant Silistrie et l’évacuation des principautés le tsar eût abandonné les projets séculaires de sa famille contre Constantinople, et que l’invasion de la Crimée n’est due qu’à l’amour des Français pour les combats ou à l’aveuglement des ministres anglais. La vérité, tel je qu’elle ressort des documens historiques, est que les puissances occidentales se coalisèrent dans le dessein d’obtenir de la Russie satisfaction sur les quatre points suivans : 1° abrogation de protectorat russe sur les principautés ; 2° liberté de la navigation des bouches du Danube ; 3° restriction de la force navale de la Russie dans la Mer-Noire ; 4° intervention simultanée des puissances chrétiennes en faveur des chrétiens sujets de la Porte. La conquête de Sébastopol ne donnait satisfaction aux alliés que sur un point. Si abattu qu’eût été l’empereur Nicolas par un plus prompt désastre, prétendre que la chute de son grand arsenal de la Mer-Noire aurait suffi pour vaincre son obstination est une hypothèse aventurée. Il fallait les calamités d’une guerre prolongée, l’épuisement en hommes et en argent que produit une lutte de plusieurs années, la mort même de cet orgueilleux autocrate, pour ramener la Russie à des sentimens compatibles avec la paix de l’Europe.


H. BLERZY.