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bataille de l’Alma, que la ville était perdue sans ressource, et qu’il n’avait d’autre devoir que de sauver son armée au dépens de Sébastopol. Il se fit reconduire sur la rive nord de la rade, afin d’attendre à distance le résultat de la journée, Kornilof restait donc encore le dictateur de Sébastopol. À ce titre, il eût dû se tenir au centre de la place, dans l’édifice où il avait établi sa demeure et d’où la vue s’étendait sur l’ensemble de la ligue d’attaque. De là il pouvait être mis au courant des incidens de la lutte par ses aides-de-camp et lancer ses réserves au moment voulu vers les endroits les plus faibles ; mais Kornilof comprenait que le plus important à cette heure décisive était de soutenir l’enthousiasme des défenseurs de la ville, et que sa présence aurait pour effet de relever le courage de tous, soldats et matelots. Aussitôt que la canonnade eut commencé, il se rendit sans perdre un instant au bastion du Mât, contre lequel convergeait le tir des batteries françaises ; debout sur les banquettes, sans abri contre la mitraille, il cherchait à deviner à travers la fumée l’effet que l’artillerie russe produisait sur les retranchemens de l’ennemi ; un peu plus tard, il visitait de même la batterie qui avait été construite en avant de la tour Malakof. Cette tour avait été le point de mire des artilleurs anglais ; il avait fallu abandonner les canons établis sur la plate-forme supérieure, car les hommes n’y pouvaient plus tenir. Le feu était alors très vif. Au moment où il s’éloignait de cet endroit, préservé jusqu’alors par miracle au milieu des dangers qu’il avait affrontés, un boulet l’atteignit au haut de la cuisse. Il tomba sans connaissance entre les bras des officiers qui l’entouraient. On se hâta de le descendre vers la ville ; mais les secours étaient inutiles : peu après il avait cessé de vivre, ayant eu toutefois la consolation d’apprendre avant de mourir que les batteries françaises avaient cessé leur feu, et que pour ce jour du moins Sébastopol était sauvé.

On sait en effet quel redoutable accident était survenu du côté des Français sur le Mont-Rodolphe. Vers dix heures, un obus lancé par l’un des forts de Sébastopol avait fait sauter le magasin d’une batterie. L’explosion avait été terrible, non moins par les dégâts qui en étaient résultés que par la fâcheuse impression produite sur l’esprit des assiégeans. Cette batterie, quoique les canons fussent restés intacts et que les palissades mêmes eussent éprouvé peu de dommages, se trouvait réduite au silence faute de défenseurs. Si solide que soit le moral des soldats, ce n’est pas sans émotion qu’ils voient une centaine des leurs périr d’un seul coup. Peu de temps après, un caisson de munitions fit encore explosion d’un autre côté. Ce double événement avait déterminé le général Canrobert à suspendre l’attaque. Quant aux Anglais, leurs batteries, situées plus loin du corps de place, avaient été soumises à une épreuve moins rude ; mais,