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batteries ennemies étaient démasquées, signe certain d’une attaque imminente. Les alliés ouvrirent le feu d’abord par quelques coups isolés, puis la lutte s’engagea depuis Malakof jusqu’au bastion central. Les tambours battirent le rappel dans l’enceinte de Sébastopol. La garnison fut vite sur pied et en mesure de répondre au feu terrible des assiégeans. C’était un feu roulant sur toute la ligne d’attaque. Par instans, au-dessus du bruit colossal d’une telle lutte résonnaient des salves plus bruyantes encore. Cela provenait des batteries russes servies par les matelots de la flotte. Ces hommes, mis à terre, y conservaient les habitudes du bord. Les parapets s’appelaient des bastingages, les embrasures des sabords ; ils étaient conduits par le sifflet des contre-maîtres, et au lieu de tirer chaque coup de canon à son tour après avoir pointé avec soin, ils mettaient le feu à toutes les pièces d’une batterie en même temps, d’une seule bordée. Todleben le leur reprochait ; mais Kornilof, qui connaissait mieux les usages de la marine, les laissait faire, d’autant plus que les munitions étaient inépuisables, et que l’on espérait écraser l’armée assaillante sous la plus grande masse de projectiles possible.

La canonnade continuait avec une énergie soutenue, sans qu’il y eût encore d’avantage marqué d’aucun côté. Réparer à la hâte les dégâts causés par le feu de l’ennemi, éteindre l’incendie que les obus allumaient en tombant sur les gabions et les fascines des revêtemens, remettre en batterie les canons dont un boulet venait de briser l’affût, écarter les morts et enlever les blessés, tel était le travail incessant des Russes, aussi bien que des Anglais et des Français. Seulement, du côté de la ville, les préoccupations étaient plus vives, parce qu’en outre des incidens de la lutte présente on s’attendait à voir les colonnes d’assaut s’avancer. Au milieu des nuages d’épaisse fumée qui enveloppaient chaque batterie, les artilleurs russes s’imaginaient à chaque instant apercevoir à quelques pas devant eux des hommes avec la baïonnette au bout du fusil. Quoique le temps fût clair et le ciel découvert, le soleil lui-même ne se laissait plus voir que par des rayons à moitié éteints et de couleur rouge, qui éclairaient d’un jour sinistre cette scène d’épouvantable carnage.

Le prince Menchikof était alors dans le faubourg de la Severnaïa avec la plus grande partie de son armée. Il traversa la rade dans la matinée et fit une courte visite aux batteries de Sébastopol. C’était toujours entre ses mains que reposait l’autorité suprême, aussi bien sur les marins que sur les soldats de la garnison. Cependant il ne jugea pas à propos de rester dans la place. L’aspect du champ de bataille n’était rien moins que rassurant, car au premier coup d’œil on voyait mieux les dommages qu’on avait éprouvés que ceux que l’on avait infligés à l’ennemi. Peut-être se dit-il cette fois, comme après la