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exposait en plein les canonniers au feu des tirailleurs. Il n’y avait au voisinage des bastions aucun abri pour l’infanterie et la réserve. Enfin la garnison de la place n’était que de 5,000 soldats et de 18,000 matelots. On ne manquait pas d’artillerie ; mais ces matelots mis à terre et incorporés à la hâte en bataillons de guerre ne connaissaient que fort peu les manœuvres de l’infanterie. Leur armement était déplorable ; la plupart n’avaient que des fusils à pierre ; quelques-uns n’avaient que des sabres et des piques.

C’était le 26 que l’on avait vu l’armée anglo-française défiler sur les hauteurs de la Tchernaïa. La journée se termina sans autre incident. On n’avait aucune nouvelle de Menchikof. Le lendemain, la garnison, rangée en bataille en arrière des bastions, vit passer au milieu de ses rangs une procession solennelle de tout le clergé de la ville, et reçut avec humilité la bénédiction religieuse. Pour les prêtres russes, il s’agissait d’une guerre sainte, puisque les assaillans, Anglais, Français ou Turcs, appartenaient sans exception à d’autres croyances. Quoique isolés du reste de l’empire et convaincus de leur infériorité numérique, ces braves soldats ne redoutaient pas la lutte ; ils demandaient seulement à Dieu d’aveugler l’esprit de l’ennemi et de reculer de quelques jours le moment de la bataille, court délai qui leur laisserait le temps d’être secourus ou tout au moins de compléter leurs travaux de défense. Puis Kornilof parcourut les rangs, adressant une courte harangue à chaque corps de troupes. Aux marins de la flotte, il n’avait pas besoin d’en dire beaucoup, car ceux-ci le connaissaient depuis longtemps. Il parlait davantage aux troupes de terre, que le hasard des événemens mettait en ce moment sous ses ordres ; il cherchait à leur inspirer une confiance qu’il ne partageait pas lui-même.

Le plan du colonel de Todleben était fait. De même qu’au faubourg de la Severnaïa, quinze jours auparavant, il importait de ne pas perdre de temps. Ce n’était pas l’heure de discuter quels ouvrages de fortification il aurait mieux valu édifier pendant la paix en vue d’une guerre future. L’ennemi était là, prêt à attaquer peut-être le lendemain. Compléter à la hâte les batteries, établir un chemin couvert de l’une à l’autre, les armer de grosse artillerie, voilà ce qu’il résolut. Suivant lui, il n’y avait qu’un mode de défense qui fût efficace, la mitraille. Le salut de la place dépendait de la masse de projectiles que l’on pourrait envoyer contre les colonnes d’assaut. Il prescrivit donc de mettre à terre les canons de gros calibre que les navires de la flotte possédaient en grand nombre, et il les fit amener dans les bastions. En même temps il élevait de nouvelles redoutes en prolongement de celles qui existaient déjà. Tous ces travaux pouvaient être exécutés sans que les alliés en comprissent l’importance. Les ouvriers de l’arsenal étaient pleins d’ardeur. La population