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campagne et qu’il menacerait de prendre l’ennemi par le flanc gauche. Il fallut bien se contenter de cette réponse évasive. Le 24 au soir et le 25 dans la matinée, l’armée de terre fut transportée de nouveau au faubourg de Severnaïa et se mit en marche vers l’est, ne laissant dans la ville qu’un bataillon qui s’égara dans la nuit et revint sur ses pas. On verra plus loin comment l’arrière-garde se heurta à l’avant-garde de l’armée alliée, qui accomplissait ce même jour un mouvement tournant en arrière de la ville, et comment aussi Menchikof négligea par ignorance la belle occasion qui lui était offerte de prendre sa revanche de l’Alma.

Les alliés ayant débarqué au nord de Sébastopol, c’était aussi par là que la garnison s’attendait à être attaquée. Le faubourg de la Severnaïa, qui se trouve de ce côté, se compose de casernes et de magasins qu’aucune enceinte ne protégeait ; seulement, en haut du plateau qui sépare la rade de la vallée de la Belbec, il existait un vieux fort construit en 1818 avec assez de négligence ; l’ingénieur qui en avait dressé le plan n’avait eu d’autre but que d’empêcher un corps de débarquement de prendre à revers les ouvrages du front de mer. Dès le 14 septembre, les Russes avaient travaillé avec énergie, sous la direction du lieutenant-colonel de Todleben, à mettre ce fort en meilleur état de défense. On avait surhaussé le parapet au moyen d’un remblai de terre ; par malheur, l’escarpe en maçonnerie, qui avait été mal construite, fut incapable de porter cette surcharge ; elle s’éboula et fit brèche. On mit aussi deux ou trois batteries en aile, et l’on réunit tous ces ouvrages par un chemin couvert. Tout cela était improvisé et assez faible. Kornilof commandait de ce côté, il avait 11,000 marins sous ses ordres. En somme, ce brave amiral n’avait d’autre pensée que de vendre chèrement sa vie. Todleben déclare sans ambages, dans sa relation de la défense de Sébastopol, que la situation était désespérée, et que le succès des alliés était inévitable.

Les Russes attendaient donc l’attaque dans une pénible anxiété. La journée du 25 s’écoula sans la moindre alerte. Menchikof n’avait pas laissé dans la ville un seul détachement de cavalerie ; aussi était-il impossible d’envoyer au dehors des éclaireurs pour reconnaître la position de l’ennemi. On ne savait rien de ses mouvemens et encore moins de ses projets. On ne les découvrit que par hasard. Il y avait au centre de Sébastopol un endroit plus élevé que le reste de la ville, où l’on avait installé la bibliothèque de la marine. De ce point, la vue s’étendait au loin. Les officiers s’y réunissaient pour explorer les environs avec des lunettes d’approche. Or ceux qui regardaient au levant, vers les hauteurs qui dominent la Tchemaïa, virent avec étonnement dans le lointain un interminable défilé d’uniformes rouges et plus tard des troupes de couleur plus sombre.