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proposa de mettre hardiment à la voile et de se porter à la rencontre de la flotte ennemie. Battus sur mer, les alliés étaient perdus, puisque la flotte était leur unique base d’opérations. Plutôt que d’attendre au mouillage une attaque contre laquelle elle ne pouvait lutter avec avantage, ne valait-il pas mieux que la flotte russe courût la chance d’un combat naval ? Au moins ne succomberait-elle qu’après avoir endommagé les escadres anglo-françaises et sauvé l’honneur du drapeau. Il semble probable que Kornilof comptait peu lui-même sur l’adoption de cette proposition chevaleresque, et en effet elle fut repoussée par le conseil de guerre. On objectait avec raison qu’il était trop tard pour attaquer la flotte ennemie, maintenant libre de ses mouvemens. Huit jours auparavant, lorsqu’elle arrivait sur la côte encombrée de troupes, ou lorsqu’elle était à l’ancre devant Eupatoria au milieu des embarras d’un débarquement, les amiraux avaient craint avec raison d’engager une lutte disproportionnée. L’avis de Kornilof écarté, l’un des capitaines proposa au contraire de couler quelques-uns des plus vieux navires en travers de la rade, de façon à fermer la passe aux vaisseaux alliés, et de mettre à terre tous les équipages pour concourir à la défense de la ville. Les officiers présens avaient quelque raison de croire que le prince Menchikof donnerait son assentiment à cette nouvelle proposition. Toutefois il était cruel de demander à des marins de se prononcer dans ce sens ; c’était leur proposer un suicide. Qu’en penseraient les équipages ? Habitués à s’entendre dire que la flotte de la Mer-Noire assurerait un jour la domination du tsar sur toutes les contrées de l’Orient, soutenus par l’amour de leur noble profession, les marins de Sébastopol tenaient à leurs vaisseaux par un attachement superstitieux. Ces hommes, la plupart ignorans, amenés des diverses provinces de l’empire au milieu des populations tartares de la Crimée, voyaient dans leurs navires, que décoraient des figures mystiques et des noms légendaires, l’image de la patrie absente et, ce qui était plus réel, la manifestation certaine de la puissance russe. Personne n’éprouvait ce sentiment intime à un plus haut degré que Kornilof : aussi congédia-t-il le conseil en déclarant qu’il s’en tenait à sa première opinion et en donnant l’ordre aux capitaines de se préparer à prendre la mer.

Il ne le pouvait faire sans y être autorisé par le grand-amiral. Or Menchikof, loin de consentir à une entreprise aussi aventureuse, avait résolu d’abandonner Sébastopol sans y laisser d’autre garnison que les troupes locales et les marins de la flotte. Sous le prétexte que ses régimens avaient tant perdu d’officiers à l’Alma qu’ils n’étaient plus capables de soutenir le choc de l’ennemi, il voulait se retirer avec les débris de son armée à l’intérieur de la Crimée, sur la route de Baktchiseraï et de Simpheropol, pour y attendre de nouveaux