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lui était pas familier. Ainsi que le général Müller, il se sentait disposé à admettre l’autorité d’un plus habile ou plus audacieux, et à sacrifier les droits du grade ou de l’ancienneté pour l’honneur du drapeau et le bien du pays.

La seconde escadre était sous les ordres du vice-amiral Kornilof, qui cumulait en outre les fonctions de chef d’état-major de la flotte de la Mer-Noire. Kornilof, — l’un des héros favoris de M. Kinglake, — avait eu depuis cinq ans la haute main dans toutes les affaires maritimes de la Mer-Noire. Par un zèle infatigable, un dévoûment à toute épreuve, il avait donné un corps et une âme à cette flotte magnifique, où tout le monde l’aimait et le respectait. L’esprit imbu d’un patriotisme religieux, il se tenait pour défenseur d’une cause juste. La sainte Russie existait pour lui. Trop supérieur à son chef pour ne pas comprendre que le prince Menchikof était aussi médiocre en marine qu’en guerre ou en administration, il se soumettait néanmoins avec déférence aux ordres du quartier-général, et s’efforçait, dans le cadre plus restreint où il avait sa liberté d’allure, de réparer le mauvais effet de la direction qu’il subissait. Ce n’est pas à dire toutefois qu’il y eût en lui l’étoffe d’un grand capitaine ; il se fût trouvé peut-être dans un grave embarras, s’il lui eût fallu diriger sur le champ de bataille les mouvemens d’une armée ou esquisser sur la carte un plan de campagne ; il avait par compensation le caractère ferme, l’esprit juste et la chaleur d’âme qui inspire et nourrit l’enthousiasme. Ces qualités étaient peut-être les plus utiles dans la situation, inquiétante à laquelle la garnison de Sébastopol allait être réduite. Avant de s’éloigner de la place, Menchikof avait investi le vice-amiral Kornilof du commandement des troupes de terre et de mer réunies dans le faubourg de la Severnaïa.

C’est d’un rang inférieur qu’au moment du besoin sortit l’homme capable d’organiser la défense. Le général de Todleben a survécu aux fatigues et aux dangers de la guerre de Crimée. De tous les militaires qui ont été au premier rang dans cette lutte gigantesque, il est resté, quoique vivant, celui dont amis ou ennemis ont le moins contesté la supériorité. Originaire des provinces russes de la Baltique, il est Allemand de race et de nom aussi bien, dit-on, que de visage ; mais il est devenu Russe par le cœur et par le patriotisme, Lorsque la guerre éclata, il n’était encore que lieutenant-colonel du génie et occupait un emploi de son grade à l’armée du Danube, sous les ordres du prince Michel Gortschakof. Alors âgé de trente-sept ans, il avait déjà donné des preuves de capacité comme ingénieur militaire, d’abord dans les rudes expéditions du Caucase, ensuite au siège malheureux de Silistrie. On savait dès lors que le grand-amiral de la Mer-Noire accueillait avec une parfaite incrédulité les bruits d’une descente des alliés en Crimée. Gortschakof, plus