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d’une largeur de 10 kilomètres environ. On était sans nouvelles de Menchikof et de l’armée russe. Depuis la journée de l’Alma, personne n’avait aperçu les troupes ennemies. Les paysans s’enfuyaient, ou, lorsqu’ils étaient pris, se trouvaient incapables de fournir des renseignemens utiles. Au reste les généraux alliés marchaient, paraît-il, sur un terrain qui leur était à peu près inconnu. On leur avait donné d’assez bonnes cartes du pays ; mais ils étaient dans une ignorance presque absolue sur l’état des défenses terrestres de Sébastopol, bien que cette place eût été désignée par l’opinion publique dès l’origine de la guerre d’Orient comme le lieu où la puissance russe devait être attaquée. Il est d’usage que chaque nation recueille en temps de paix des renseignemens sur les travaux militaires et les armemens de ses rivales ; par une exception regrettable, le tsar avait toujours réussi à déjouer la curiosité des étrangers en ce qui concernait les fortifications de Sébastopol. On savait, il est vrai, que ce port contenait l’arsenal de la Mer-Noire, que la flotte russe s’y armait et s’y ravitaillait, et que cette flotte était organisée et entretenue avec des soins extrêmes par le gouvernement de l’empereur Nicolas comme l’instrument de ses projets de conquête en Orient. Un bâtiment léger des escadres anglo-françaises était entré dans la rade avant l’ouverture des hostilités et avait pu constater que des batteries formidables en couvraient les abords du côté de la mer. Quant aux défenses du côté de la terre, un touriste anglais, M. Oliphant, qui s’était glissé dans la place l’année précédente et qui y avait séjourné quelques jours, racontait que les approches n’étaient couvertes par aucun ouvrage de fortification permanente, si bien qu’une armée d’invasion ne devait rencontrer d’autre obstacle que les baïonnettes de la garnison. Il était à croire toutefois que les quinze ou dix-huit mois écoulés depuis l’époque de ce voyage avaient été mis à profit par le prince Menchikof, grand-amiral de la Mer-Noire et gouverneur de la province.

On n’était pas mieux renseigné sur les ressources et les obstacles que la Crimée offrirait aux troupes alliées. Personne n’ignorait que c’est une presqu’île située entre la Mer-Noire et la mer d’Azof, sans autre communication avec la terre ferme que l’isthme étroit de Pérécop. On savait encore que le pays est aride vers le nord, accidenté et rocailleux vers le sud, et que les indigènes sont des Tartares professant la foi musulmane ; mais personne n’aurait su dire combien de régimens le tsar entretenait dans cette province éloignée et quels renforts il y avait envoyés depuis que les journaux de toute l’Europe discutaient ouvertement la probabilité d’une descente en Crimée et les chances de succès de cette expédition. En somme, l’entreprise présentait un certain caractère d’aventure peu rassurant peut-être pour ceux qui la dirigeaient, mais qui devait plaire par