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point d’honneur d’éviter tout gallicisme et de n’employer que des mots anglo-saxons. La canonnade résonne dans les oreilles du lecteur quand il s’agit de l’attaque du 17 octobre 1854 ; on galope avec lord Cardigan sous le feu croisé des batteries russes ; on voit lord Raglan poli et flegmatique sous la tente du conseil. Comme Tite-Live, M. Kinglake met des discours souvent emphatiques dans la bouche de ses guerriers, et, comme Homère, il aime à nous arrêter devant le spectacle d’un combat singulier. Il ne faut pas compter non plus sur une narration suivie : l’auteur choisit ses épisodes et laisse volontiers dans l’ombre ce qui ne lui plaît qu’à moitié. La proportion manque à ses tableaux aussi bien que l’exactitude rigoureuse ; par compensation, il y a un coloris vigoureux qui séduit et une logique passionnée qui entraîne. Aussi comprendra-t-on que nous ayons été assez embarrassé de choisir dans ces volumes quelques récits pour les présenter à un public français. De préférence nous avons pris ce que nos historiens ont le moins connu, la description de Sébastopol à l’ouverture du siège ; c’est aussi l’une des parties où l’auteur a donné le moins de cours à sa verve satirique ; encore nous sommes-nous senti obligé d’adoucir les teintes et d’introduire notre critique personnelle dans cette analyse d’une œuvre dont l’auteur pourrait être appelé avec quelque raison le Saint-Simon de la guerre de Crimée.


I

Les alliés avaient débarqué en Crimée le 14 septembre 1854 dans la baie de Kalamita ; six jours après, ils culbutaient l’armée du prince Menchikof, qui s’était portée à leur rencontre, et après la bataille bivouaquaient sur les hauteurs qui bordent au sud la vallée de l’Alma. En l’absence de la cavalerie, qui n’était pas encore arrivée, lord Raglan et le maréchal de Saint-Arnaud se trouvaient empêchés de recueillir tous les fruits de la victoire ; mais le grand nombre de blessés que les Russes abandonnaient sur le terrain, les bagages et même les armés dont les fuyards s’étaient débarrassés, indiquaient assez que l’ennemi était en pleine déroute. Avant de s’avancer plus loin, il était nécessaire d’ailleurs d’enterrer les morts et d’embarquer les blessés, car, faute de port, la flotte pouvait, au premier coup de vent, être obligée de regagner le large, et il eût été aussi inhumain d’abandonner les blessés sans une garde suffisante qu’imprudent de laisser en arrière quelques régimens pour les protéger. Les troupes anglo-françaises séjournèrent donc le 21 et le 22 sur les bords de l’Alma. Le 23, elles se remirent en marche et vinrent camper dans la vallée de la Katcha, le 24 au soir dans la vallée de la Belbec. Elles n’étaient plus alors séparées de Sébastopol que par un plateau boisé