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décisive de la vie de cette femme, c’est une scène dont les moindres détails restent présens à sa pensée ; elle y a été tour à tour émue et transportée, elle le dit, et l’on n’en ressent rien ; les mots sont justes, ils ne portent pas ; il semble qu’elle se soit livrée là tout entière avec cette froideur spécifique, cette empreinte de bourgeoisie juive qu’aucun éclat de bel esprit, aucun reflet d’idée généreuse n’effacera jamais en elle, et qui sont comme la marque de ce caractère si ordonné et si méthodique jusqu’en ses mouvemens même les plus passionnés.

Ces traits posés, et elle s’est chargée elle-même de les montrer au lecteur, nous aurons vite achevé de faire connaître Mme Lewald. Elle publie sans nom d’auteur un roman, Clémentine, dont le succès l’encourage à découvrir son nom. Sa vie, à partir de ce moment, est toute remplie par le travail. Admirée à Kœnigsberg, accueillie dans ses passages à Berlin avec une faveur de plus en plus marquée par le monde des beaux esprits, elle continue sa route, délivrée désormais des empêchemens qui l’avaient arrêtée au début. On la laissa libre d’organiser son existence à sa guise. Aussitôt qu’elle crut pouvoir se suffire à elle-même, elle quitta Kœnigsberg et vint s’établir à Berlin. Les commencemens furent pénibles. La faveur du monde ne suffit pas ; Fanny avait l’indépendance, mais aussi la solitude. Elle eut un moment de découragement profond et d’anxiété. Ce ne fut qu’une faiblesse passagère dont elle se releva bien vite. « Je voulais, dit-elle, être en harmonie avec moi-même, et ne. rien enseigner que ma vie ne pût justifier. »

Si fermes qu’elles fussent cependant, les convictions de Mme Lewald manquaient encore d’assises. Il restait quelque chose de vague dans sa pensée et d’indécis dans ses aspirations. Il fallait une théorie pour fixer tout cela et le relier. Un docteur Julius Waldeck, de Kœnigsberg, esprit très clair, à ce qu’assure Mme Lewald, l’entretint un jour de Spinoza. Elle avait entendu parler plus d’une fois de l’homme et du système ; mais elle n’en avait qu’une idée confuse, et elle pria tout simplement le docteur de lui en donner d’un mot la formule. « Tout est Dieu, répondit-il. Maintenant, ajoute-t-elle, j’avais ce qu’il me fallait, l’appui pour toute ma vie, le régulateur -pour toutes mes pensées, toutes mes affections, je me sentais exhortée à cette soumission de l’individu au Tout que personne ne peut atteindre aussi longtemps qu’il voit dans l’homme et son bonheur le véritable objet de la création… » L’Histoire de ma vie s’arrête ici. Revenant sur son passé, Mme Lewald assure qu’elle ne conserve point de regrets. Rien de ce qu’elle laisse en arrière n’aurait pu lui donner le bonheur. Elle l’a trouvé, dit-elle, dans la « maison silencieuse, pleine d’amour et de paix, au foyer chéri. » Elle a épousé en 1854 un littérateur distingué, M. Adolphe Stahr.