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De ces deux citations, M. Janet tire cette conclusion : « Il m’est impossible ici de ne pas voir une seule et même pensée chez M. Guizot et chez M. Littré. Pour l’un comme pour l’autre, il n’y a de science que du monde fini. Pour l’un comme pour l’autre, il y a quelque chose au-delà du monde fini : c’est l’infini selon M. Guizot, c’est l’immensité selon M. Littré. L’école positiviste ne nie pas l’infini. L’idée-mère du positivisme, c’est que la science doit s’abstenir de toutes recherches sur les causes premières et sur l’essence des choses ; elle ne connaît que des enchaînemens de phénomènes ; tout ce qui est au-delà n’est que conception subjective de l’esprit, objet de sentiment, de foi personnelle, non de science. M. Guizot affirme également qu’il n’y a pas de science de l’infini. »

Je pourrais me contenter d’une réponse que M. Janet a faite lui-même d’avance au reproche qu’il m’adresse. « C’est en mettant, dit-il, le christianisme à part qu’il lui est impossible de voir dans ma philosophie autre chose que le positivisme. » Il a raison de commencer par mettre à part mon christianisme ; pour différer du positivisme, c’est quelque chose en effet que d’être chrétien, et je n’imagine pas une dissemblance plus profonde. Au-delà du monde fini, là où M. Littré ne voit « qu’un océan inaccessible pour lequel nous n’avons ni barque, ni voiles, » je vois Dieu, qui m’éclaire d’un flambeau supérieur au soleil de la terre, et me guide dans une barque sûre à travers les ténèbres et les tempêtes de cet océan. La révélation chrétienne est le fait divin et historique auquel je crois et je me confie, et je puis me livrer à cette confiance sans perdre le titre de philosophe, car M. Janet se dit lui-même prêt à « reconnaître que le christianisme est une grande philosophie. » Mais je ne veux pas m’en tenir à cette trop facile réponse, et je tiens à indiquer d’où provient la méprise de M. Janet lorsque, « mettant le christianisme à part, il ne voit dans ma philosophie pas autre chose que le positivisme. »

Bossuet a intitulé son principal ouvrage philosophique : De la connaissance de Dieu et de soi-même. Croit-on qu’il eût dit indifféremment : De la science de Dieu et de soi-même ? Il eût vu à coup sûr dans un tel titre une grande outrecuidance intellectuelle et presque une profanation. Le docteur Chalmers a donné à l’un des chapitres essentiels de son ouvrage sur la théologie naturelle ce titre spécial : De la connaissance partielle et limitée qu’a l’homme des choses divines. Il ne dit pas : De la science partielle et limitée, et il dit que l’homme a des choses divines une connaissance certaine, quoique partielle et limitée. M. Littré, dans le passage que je viens de citer de ses Paroles de philosophie positive, dit expressément : « La philosophie positivé ne nie et n’affirme rien sur les causes premières et sur l’essence des choses, car nier ou affirmer, ce serait déclarer que l’on a une connaissance quelconque de l’origine des êtres et de leur fin. »