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LE CHRISTIANISME ET LE SPIRITUALISME.

l’hésitation. Tous ces philosophes ont donné l’exemple et l’impulsion d’une étude et d’une critique profonde de l’histoire de la philosophie ancienne et moderne, étude aussi importante pour la philosophie spéculative que l’est pour la politique l’étude de l’histoire des états et des gouvernemens. De tels travaux et un tel caractère assurent à l’école spiritualiste qui a rempli la première moitié du XIXe siècle une influence et un rang qui n’ont rien à redouter du plus sévère examen.

Je viens aux reproches qu’adresse M. Janet à mon spiritualisme chrétien. Il en est un qui m’étonne un peu. « Si, dans le livre de M. Guizot, nous mettons le christianisme à part, dit M. Janet, il nous est impossible de voir, dans sa philosophie autre chose que le positivisme. » À l’appui de cette assertion, il cite et met en regard l’un de l’autre deux passages puisés, l’un dans les Paroles de philosophie positive, par M. Littré, l’autre dans l’une de mes Méditations sur les limites de la science. « Ceux qui croiraient, dit M. Littré, que la philosophie positive nie ou affirme quoi que ce soit sur les causes premières et sur l’essence des choses se tromperaient ; elle ne nie rien, elle n’affirme rien, car nier ou affirmer, ce serait déclarer que l’on a une connaissance quelconque de l’origine des êtres et de leur fin. Ce qu’il y a d’établi présentement, c’est que les deux bouts des choses nous sont inaccessibles, et que le milieu seul, ce que l’on appelle en style d’école le relatif, nous appartient. Au-delà, c’est un océan qui vient battre notre rive, et pour lequel nous n’avons ni barque, ni voiles, mais dont la claire vision est aussi salutaire que formidable. » Et moi, dans mes Méditations, après avoir rappelé les idées d’un grand théologien philosophe écossais, le docteur Chalmers, sur la connaissance partielle et limitée qu’à l’homme des choses divines, j’ai ajouté : « Le docteur Chalmers dit vrai ; les limites du monde fini sont celles de la science humaine. Jusqu’où elle peut s’étendre dans ces vastes limites, nul ne le saurait dire ; ce qu’on peut et doit affirmer, c’est qu’elle ne saurait les dépasser. C’est dans le monde fini seulement que l’esprit humain se saisit pleinement des faits, les observe dans toute leur étendue et sous toutes leurs faces, reconnaît leurs rapports et leurs lois, qui sont aussi des faits, et en constate ainsi le système. C’est là le travail et la méthode scientifiques, et les sciences humaines en sont les résultats ; mais, si les limites du monde fini sont celles de la science humaine, ce ne sont pas celles de l’âme humaine : l’homme porte en lui-même des notions et des ambitions qui s’étendent bien au-delà et s’élèvent bien au-dessus du monde fini ; mais en même temps que de cet ordre supérieur l’homme a l’instinct et la perspective, il n’en a pas, il n’en peut pas avoir la science. L’esprit sait qu’il y a des espaces au-delà de celui que les yeux parcourent, mais les yeux n’y pénètrent point. »