Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 83.djvu/252

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

M. Ernest Picard prêche la modération dans son journal. M. Jules Favre, dans les banquets qu’on lui donne à Angers, en dit assez pour laisser entendre qu’il ne dédaigne pas les réformes modérées. Il n’est pas sûr que les irréconciliables eux-mêmes, sans l’avouer, ne soient quelque peu déconcertés, et dans tous les cas ils ont l’air de craindre qu’on ne marche sans eux. Ce n’est certainement pas que le miracle de l’harmonie universelle vienne de s’accomplir subitement, qu’on soit passé en un instant du scepticisme à une confiance absolue, à une illusion complète. On sait bien qu’il y aura plus d’une bataille à livrer, plus d’une résistance à vaincre ; mais on se croit la force et les moyens de venir à bout de toutes les difficultés qui ne manqueront pas de se produire, qui tiennent aux choses et qui peuvent aussi tenir aux hommes. En voyant le chemin qu’on a parcouru en quelques mois, en quelques semaines, et peut-être sans s’attendre à marcher si vite, on se reprend à croire que rien n’est impossible. C’est l’effet naturel de cette série d’actes qui s’appellent le message du 12 juillet, le sénatus-consulte, l’amnistie sans condition et sans restriction du 15 août. Que ces actes aient été parfaitement spontanés, ou qu’ils aient été dictés par le sentiment impérieux d’une situation difficile, ils n’existent pas moins. Ils se lient étroitement, ils se complètent. L’amnistie séparée du sénatus-consulte ne serait qu’une pensée généreuse sans influence décisive. Le sénatus-consulte séparé de l’amnistie ne serait qu’une mesure de circonstance et de nécessité qui laisserait les irritations du passé dans une vie publique nouvelle. Vues ensemble, ces mesures sont les étapes de la révolution pacifique qui s’accomplit, et qui est désormais arrivée à un point où elle ne peut plus rétrograder. Ceux qui ne voudront pas la suivre sont exposés à rester sur la route, comme des bornes que le courant des choses a déjà dépassées.

L’amnistie et le sénatus-consulte sont donc les deux faits caractéristiques du moment. Après cela, que l’amnistie, si entière et si large qu’elle soit, n’ait pas précisément pour premier effet de désarmer ou de convertir par un coup soudain de la grâce ceux dont le temps lui-même n’a pas émoussé les ressentimens, qui sont restés entiers dans leurs idées comme dans leurs haines, et se sont institués enfin les irréconciliables de l’empire, c’était bien à quoi il fallait s’attendre. C’eût été en vérité trop de candeur de prétendre à la gratitude de ceux qu’on a blessés, qui ont été des vaincus sans être des coupables. Que les hommes soient reconnaissans ou non, c’est leur affaire. Après tout, une amnistie n’est point une question de sentiment personnel, elle n’a pas besoin d’être payée de reconnaissance. Elle est faite pour liquider un passé, pour désintéresser les convictions sincères en laissant dans l’isolement ceux qui tiennent à rester des victimes volontaires, pour déblayer en quelque sorte le terrain et ouvrir au pays une voie libre, large, où il puisse s’avancer désormais sans rencontrer à chaque pas la trace des