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par son génie les spectateurs à ressentir ce que le poète a ressenti, mieux encore, ce que le poète, souvent médiocre, n’a peut-être pas éprouvé, mais ce que tout homme avant de l’âme et de l’intelligence doit éprouver en présence de situations pareilles.

La Jeanne d’Arc de M. Mermet aura cette couleur légendaire de son Roland à Roncevaux. L’auteur, studieux, âpre aux recherches, ne s’est point épargné les veilles, et il se pourrait bien faire que cette curiosité d’érudit fût pour beaucoup dans l’originalité de son drame. On assure que M. Mermet, rencontrant un de ses amis qui vient aussi d’écrire une Jeanne d’Arc (le vent, qui soufflait hier du côté de Faust, menace de tourner demain à la pucelle), lui aurait dit : « Nous avons tous les deux composé sur le même sujet-, mais je garde sur vous cet avantage de pouvoir, sans en connaître un mot, vous raconter votre pièce, tandis que je vous défie de rien savoir de la mienne. » La vérité est que cette Jeanne d’Arc de l’Opéra s’efforcera autant que possible d’éviter l’ornière commune, et, sans trahir des secrets qui ne sont point les nôtres, nous pouvons dire que le drame, omettant le dénoûment lugubre du bûcher, se termine cette fois en plein sacre, en plein triomphe, aux accens d’une marche qui fera certes assez de bruit pour remplir et là cathédrale de Reims et la vaste salle de l’Académie impériale. Les rôles seraient distribués déjà, et les études commenceraient en octobre, si le musicien était prêt ; mais M. Mermet ne pousse pas si grand train les affaires. Ce n’est point là un improvisateur, tant s’en faut. D’ailleurs c’est un plaisir à lui de cohabiter avec ses personnages. Après avoir vécu vingt-cinq ans de pair à compagnon avec Roland, il s’est-mis en ménage avec la pucelle, et, comme cette relation ne dure guère que depuis six ans, il trouve que ce serait trop tôt s’en affranchir. Son prétexte pour le moment est qu’il lui faut encore instrumenter ses trois derniers actes, énorme affaire en vérité ! Un Halévy, un Thomas, un Gounod, passeraient outre, ajournant à l’époque des répétitions cette ultime besogne. M. Mermet, qui tient à prolonger son commerce avec les chers êtres de son imagination, recule toujours, donnant pour mauvaise raison les difficultés de sa tâche. Ce retard, voulu sans doute, car il n’est point à supposer qu’un tacticien sachant son affaire puisse avoir besoin d’un si long temps pour dresser son siège d’Orléans, ce retard pourra bien finir par l’envoyer, lui et sa Jeanne d’Arc, aux calendes grecques. S’il perd son tour cet hiver, il ne le retrouvera tout au plus que dans deux ans, la saison de 1870 devant, selon toute apparence, être occupée par un nouvel ouvrage de Verdi.

L’Armide de Gluck viendrait ainsi fort à propos pour varier le répertoire. Grâce à M. Colin, on n’est plus en peine aujourd’hui de trouver un Renaud, et si Mlle Nilsson pouvait chanter la Haine, cette reprise, dont on parle déjà depuis trop longtemps, marquerait sa date. On