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l’entêtement du roi, qui trois fois de suite a requis la princesse de l’obliger personnellement par ce choix, contre lequel elle aurait pu élever de terribles objections. Tout le monde sait effectivement que le frère de Mlle Paleotti a dû contraindre le duc à consacrer par l’hymen des liens que l’amour avait probablement rendus fort étroits. Ce mariage, le pire qu’il pût contracter, lui fit manquer la plus riche héritière des trois royaumes, une Percy, devenue veuve par la mort de lord Ogle. La duchesse paraît détestée de son mari, et le lui rend bien ; mais elle a des talens remarquables, un esprit des plus divertissans, qu’elle exerce à tort et à travers sans trop tenir compte des convenances, une excellente mémoire, beaucoup de lecture : elle sait trois langues dans la perfection. En somme, a travers tout son bavardage et ses bruyantes allures, elle n’en est pas moins une femme politique par excellence, pétrie de ruse, façonnée à l’intrigue et d’un commerce fort périlleux, comme je l’ai appris à mes dépens. Lorsque mylord eut résigné les sceaux à la suite d’un débat soulevé par le procès du docteur Sacheverell, cette noble personne s’abstint fort exactement de me venir trouver, voire de m’adresser la parole quand nous nous rencontrions en lieu tiers, et cela jusqu’à l’avènement du roi George. Nos relations ne se sont renouvelées que depuis un mois, à un souper chez Mme de Kielmansegge[1] ; mais nous étions encore en termes assez réservés jusqu’au souper de ce soir, où je me suis mêlée à la conversation dont elle tenait le dé. Parlant de l’extrême voracité du roi Louis XIV : — Sire, disait-elle, il mange de ceci, puis encore de ceci, puis de cela… Et comptant sur ses doigts, elle en était au vingtième plat, lorsque, lui coupant la parole : — Sire, dis-je à mon tour, Mme la duchesse oublie qu’il a mangé bien autre chose. — Qu’a-t-il donc tant mangé ? demanda le roi. — Sire, répondis-je, il a mangé, il a dévoré son peuple, et si la Providence n’avait pas conduit votre majesté sur le trône alors qu’elle l’a fait, il nous aurait mangés, nous autres aussi… Sur quoi le roi, se tournant du côté de la duchesse : — Entendez-vous, madame, ce qu’elle dit ? — Et il me fit l’honneur de répéter ce propos à différentes personnes, ce qui n’a pas dû me mettre fort bien dans l’esprit de notre jalouse Italienne. Du reste, quand on a ses entrées dans les appartemens royaux, il faut abdiquer tout ressentiment des anciennes querelles, et n’en point embarrasser nos rapports avec nos maîtres.

Présentées le 28 au baisemain du roi. Oubliant qu’il avait déjà vu la duchesse de Saint-Albans, il l’a saluée sans la moindre hésitation. Devant moi au contraire, il s’est arrêté. — Mais je l’ai déjà

  1. Sophie Platen, depuis comtesse de Darlington, — celle qu’Horace Walpole avait surnommée l’Éléphant. Elle était plus jeune, moins laide et aussi avide que sa rivale la Schulenberg, mais en revanche bien moins influente.