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famille, de cavaliers, comme on les appelle, sont obligés d’aller à pied. C’est peut-être le plus grand étonnement que nous réservait l’Algérie. Nous nous imaginions cette belle race chevaline, dont les vertus n’ont pas été trop célébrées, beaucoup plus répandue entre les mains des indigènes qu’elle ne l’est réellement. Sur la foi des récits, peut-être sur le souvenir que nous avaient laissé les tableaux de nos grands peintres, nous ne séparions pas l’Arabe de son cheval et de son fusil. Grande fut notre déception. Si les « hommes de grande tente » ont perdu les moyens de satisfaire leur goût pour la chasse et les fantasias, ils ont conservé la répugnance instinctive qui éloigne toute aristocratie guerrière du travail manuel. Travailler de ses bras est pour eux une œuvre servile dont ils tiennent à honneur de s’abstenir. Lorsqu’à la suite de malheurs accumulés la misère pénètre dans leurs tentes, plutôt que de demander ou d’accepter du travail, ils préfèrent attendre tranquillement leur destinée. Leur religion, leurs mœurs, les traditions de race, leur conseillent cette attitude fièrement résignée.

Quant aux chefs indigènes, pour l’immoralité, pour la cupidité, ils sont restés à peu de chose près ce qu’ils étaient avant la conquête française. Trente ans de contact avec nous n’ont pas modifié ces âmes avides et corrompues, qui continuent à comprendre l’administration d’une tribu ou d’un douar comme nous comprenons l’exploitation d’un domaine. Encore l’Européen exploite-t-il son domaine en bon père de famille, il a souci de l’avenir ; le chef musulman épuise tout ce qu’il touche. Quelque peu gêné par la présence des bureaux arabes, il a dû renoncer aux pratiques violentes du temps des Turcs ; mais les manœuvres que lui suggèrent son astuce et sa fourberie lui permettent toujours d’arriver à ses fins. D’ailleurs il possède l’art de faire des présens agréables. Aussi, à tout prendre, les misérables ressources du khammès et l’épargne du fellah sont-elles aussi menacées, la masse des contribuables est-elle aussi dépouillée qu’autrefois. Peut-être même n’avait-on jamais vu sous la domination turque misère pareille à celle qui s’est produits dans l’hiver de 1868. Il faut s’en prendre précisément aux progrès relatifs, mais incomplets, que nous avons déterminés. Avant la conquête française, il n’y avait pas en Algérie de commerce intérieur ; les indigènes, n’ayant pas de débouchés pour leurs grains, en faisaient de grandes réserves dans les silos, et pouvaient ainsi braver les effets des mauvaises récoltes. D’autre part, les chefs avaient peu de besoins et se montraient moins insatiables. Aujourd’hui, trouvant à vendre ses produits aux Européens, l’Arabe fait argent de tout ; mais cet argent ne fait que passer par ses mains. Le fisc en absorbe une certaine partie, le reste va remplir les poches des chefs indigènes ou de leurs agens.