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qui soit démocratique comme elle. Il existe une école qui croit qu’un gouvernement démocratique peut être personnel, c’est-à-dire concentrer dans les mains du chef de l’état tous les moyens d’action sur la politique intérieure et sur la politique extérieure. À cette école, on peut opposer celle qui veut la même concentration de pouvoirs dans une assemblée élue par la nation. L’une et l’autre professent le despotisme, manié par un seul homme ou par plusieurs. Que dans des momens de crise on ait recours à un homme de génie capable d’exciter et de diriger toutes les forces vives de la nation, comme Bonaparte, ou à une assemblée unique, comme la convention, autorisée par la gravité même des circonstances à imposer son autorité aux populations, les animant de sa passion patriotique, les enflammant d’un héroïque enthousiasme pour la défense nationale, on le comprend. Hors ces cas extrêmes, l’une et l’autre de ces dictatures ne sont pas dignes du nom de gouvernement, car elles ne s’établissent que par l’abdication du pays, renonçant à tout ce qui fait en temps régulier sa force et sa grandeur. Négligeons donc ces situations anormales, et recherchons les conditions d’un gouvernement libre approprié à une société démocratique telle que la nôtre.

D’abord la base fondamentale de ce genre de gouvernement, c’est le suffrage universel. Est-ce un moyen, est-ce un obstacle à la constitution d’un gouvernement libre ? C’est ce qu’il importe d’examiner. Je ne veux pas discuter le suffrage universel. Il est considéré comme une conquête, et toute tentative faite pour le restreindre ou le paralyser prendrait le caractère d’une réaction. Toutefois, sans lui manquer de respect, on peut bien dire que, comme Louis XIV, il est arrivé à la souveraineté sans y avoir été préparé par son éducation. A le prendre dans sa valeur intrinsèque, il est légitime : rien de plus juste et de plus moral que d’appeler tous les citoyens à choisir des représentans auxquels ils délèguent le droit de gérer pour eux la chose publique ; mais la théorie, pour être appliquée avec succès, exige certaines conditions pratiques. Tous les membres de la société qui participent au droit de la souveraineté devraient posséder les lumières et l’indépendance, sans lesquelles leurs suffrages perdraient tout leur prix. Or ces deux conditions n’ont pas été préalablement remplies ; il en résulte une période de transition qu’il faut traverser pour arriver à la pleine jouissance d’un gouvernement libre. Cette période sera plus ou moins longue, selon que le pouvoir voudra seconder ou arrêter le développement de nos mœurs politiques. Les lumières, il ne dépend pas seulement de la bonne volonté des populations de les acquérir ; il faut qu’elles y soient aidées et provoquées par un concours de mesures législatives,