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populations industrielles tendent peu à peu à s’introduire chez les populations rurales.

On peut se demander comment il se fait que les propriétaires acceptent l’introduction d’un mode de travail qui diminue ainsi le prestige et la puissance de leur classe. On doit d’abord répondre qu’il y a pour les faits économiques, comme pour les faits politiques, une sorte de nécessité contre laquelle les efforts individuels sont impuissans. En outre l’intérêt pécuniaire de chaque agriculteur, considéré isolément, est quelquefois, à un certain point de vue, en contradiction avec l’intérêt politique de la classe des propriétaires prise dans son ensemble. Qu’un grand propriétaire d’Irlande chasse quelques centaines ou même quelques milliers de tenanciers pour mettre ses terres sous le régime de la grande culture et les affermer par grands lots et pour de longues périodes de temps à quelques capitalistes, il aura fait une bonne affaire, augmenté son revenu, et au bout d’un certain temps pourra doubler sa fortune. Que tous les propriétaires d’Irlande agissent ainsi : chacun d’eux sera devenu plus riche, il est vrai ; mais la puissance politique des propriétaires en Irlande, leur action sur le peuple, seront affaiblies. Ils auront moins de tenanciers, ils auront diminué le nombre des populations des campagnes, ils n’auront presque plus d’influence sur les ouvriers agricoles. L’importance d’une classe dépend moins de sa richesse que de la nature des rapports qu’elle entretient avec les ouvriers. Que les propriétaires d’Ecosse expulsent tous les bergers qui peuplaient leurs domaines et convertissent en prairies bien soignées et couvertes de gros bétail les misérables pâturages que paissaient des milliers de moutons, le même fait économique entraînera les mêmes conséquences politiques et sociales. Il en est de même avec les agricultural gangs. L’introduction des machines dans le travail agricole donne lieu à des conséquences analogues. Les machines, en agriculture comme en industrie, modifient profondément les relations entre patrons et ouvriers. Elles font apparaître toujours un personnel de travailleurs nomades sans lien étroit avec les propriétaires des instrumens de travail. Ainsi se trouve expliqué ce fait caractéristique de notre temps : non-seulement la population des campagnes tend à décroître, mais les liens de dépendance qui rattachaient les ouvriers agricoles aux fermiers et les fermiers aux propriétaires tendent à s’affaiblir.

Ce mouvement est beaucoup plus rapide en Angleterre qu’en France. Diverses causes y contribuent, entre autres l’essor plus grand de l’industrie, qui attire de plus en plus les campagnards vers les villes, le régime de la grande propriété, les substitutions et les majorats, les lois des pauvres et spécialement la loi de domicile.