Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 83.djvu/133

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

maintiennent encore les vieilles influences de fortune, de famille et de position. Oc ce contre-poids, utile dans une certaine mesure, a cependant une tendance constante à s’affaiblir, et l’équilibre entre les deux élémens est, dans certaines contrées du moins, bien près d’être troublé. D’abord, la grande industrie continuant sa marche ascendante, les populations manufacturières se multiplient et affluent dans les villes, pendant que, par un mouvement contraire, mais corrélatif, les populations des campagnes se raréfient. Ainsi chaque année semble amener une diminution de la supériorité numérique des populations rurales sur les populations urbaines. A défaut de cette supériorité numérique, qui semble devoir échapper aux campagnes dans un avenir peu éloigné, voit-on se fortifier ou du moins se maintenir la vieille cohésion des élémens ruraux ?

Ce qui constitue en effet l’intensité des forces conservatrices dans la nation, ce n’est pas seulement le nombre, c’est la cohésion des habitans des campagnes. À ce titre, l’organisation du travail rural et le mode d’exploitation des terres ont une importance politique aussi bien qu’économique. Or les modifications qui s’accomplissent de nos jours dans le mode d’exploitation des terres et dans l’organisation du travail agricole sont-elles de nature à fortifier ou à affaiblir l’élément conservateur qui jusqu’ici a prévalu dans nos campagnes ? A l’origine, le grand propriétaire réside sur ses domaines, s’occupe activement par lui-même ou par un intendant de la culture, se mêle quotidiennement aux populations qui l’entourent ; la terre est exploitée en régie ou bien est louée par petites portions et pour de courtes durées ; la population rurale est disséminée sur tout le territoire, les gros bourgs sont rares. Le morcellement des locations et la brièveté des baux sont une cause de dépendance pour les campagnards, une cause d’ascendant pour les grands propriétaires. C’est ce régime qui existe en Irlande, avec cette aggravation que non-seulement les baux sont courts, mais que la durée en est arbitraire, et peut à chaque instant être interrompue par la volonté du bailleur. C’est ce régime encore qui se retrouve en Bretagne, où les locations sont excessivement morcelées et où les fermes souvent ne renferment pas plus de 3 ou 4 hectares. La population se compose ainsi de petits tenanciers placés sous la dépendance directe des possesseurs du sol. Le métayage, qui a été longtemps le mode d’exploitation de la plus grande partie de l’Europe, et qui se défend encore avec opiniâtreté dans certaines provinces de France, est favorable également à l’influence des propriétaires ruraux, avec lesquels les métayers ont des rapports constans de subordination. Tels sont les deux systèmes d’exploitation de la terre qui portent à leur maximum l’autorité sociale et le pouvoir politique des classes que l’on a appelées les classes dirigeantes.