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premier précepte qui ouvre la série des « dix paroles » ou dix commandemens. Plus que toute autre partie de la législation dite mosaïque, le Décalogue peut remonter jusqu’à Moïse lui-même[1], et il débute par ces mots : « Tu n’auras pas d’autre dieu devant ma face. » Qu’on veuille bien peser ce que signifie la « face de Jehovah » dans ces temps reculés. Le Dieu de Moïse est très localisé. Il a une demeure sur la terre, « l’arche de l’alliance, » ou plutôt, selon la vieille formule, « l’arche de Jehovah, » c’est-à-dire le coffre portatif où sont déposées les deux tables de pierre. C’est là et là seulement qu’il réside parmi les hommes. Le sens primitif du précepte, c’est simplement que devant cette arche il est interdit d’adorer un autre dieu que Jehovah ; mais ce qu’on ne peut faire « devant sa face, » en sa présence, rien absolument n’empêche de le faire ailleurs. Jehovah est le dieu d’Israël, le dieu des pères mieux connu, le dieu libérateur qui tire son peuple d’Égypte, il est le fort des forts, il est, en un mot, le dieu unique et suffisant de la confédération israélite ; pourtant il n’est pas dit encore que, conjointement avec ce culte fédéral, chaque tribu, chaque fraction de tribu, chaque famille même, n’auront pas des dieux particuliers. De même un catholique pieux sait fort bien que la toute-puissance absolue ne réside que dans le Dieu créateur ; mais il ne voit pas pourquoi cette croyance lui interdirait une dévotion particulière à des saints ou à Marie. En fait, dans l’ancien Israël et par une transition dont nous venons de montrer la rapidité, Baal, Moloch et Jehovah se confondirent assez longtemps aux yeux de la masse des adorateurs. Ne nous représentans pas Moïse au désert comme une sorte de pape décrétant des dogmes du haut d’un Vatican arabe. C’est déjà beaucoup d’avoir implanté pour jamais au cœur d’un peuple que, comme peuple, comme nation confédérée, il n’a et ne doit avoir qu’un dieu. Le monothéisme de Moïse, c’est une monolâtrie nationale.

Ce fut en effet le patriotisme ardent qui inspira Moïse. Il ne voulut connaître, il ne voulut aimer que le « dieu des pères, » celui qui appartenait bien en propre aux vieilles et libres tribus venues de Canaan. La double tradition qui veut qu’il ait reçu une éducation égyptienne nous paraît fort acceptable. Elle explique sa supériorité politique et intellectuelle sur les hordes qu’il avait entraînées. La même tradition nous atteste qu’il était resté Israélite intraitable. Cela non plus n’a rien d’impossible. La civilisation égyptienne était fort avancée, raffinée même ; mais qu’elle était monotone et lourde ! Encore aujourd’hui, et malgré l’intérêt des recherches dont elle est

  1. Il est bien entendu que c’est uniquement aux préceptes, dans leur concision primitive et leur généralité, que nous attribuons cette haute antiquité, et non pas aux additions qui furent faites plus tard et rentrent aujourd’hui dans le texte canonique.