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L’isthme de Suez a toujours eu le privilège de faire un peu de bruit ; il le méritait, et rien n’a été négligé pour lui assurer cette fortune jusqu’au bout.

C’est assurément une grande œuvre de plus qui va s’inaugurer, et ce serait une singulière injustice de méconnaître ce qu’il a fallu d’habileté, d’énergie, pour vaincre les obstacles de toute sorte. Il y a dix ans à peine, comme le raconte l’auteur d’une récente Histoire de l’Isthme de Suez, M. Olivier Ritt, le premier coup de pioche était donné sur la plage où s’est élevée depuis la ville de Port-Saïd, aujourd’hui les flots de la Méditerranée et de la Mer-Rouge vont se mêler dans ce canal ouvert à l’activité des peuples. Le problème est-il désormais complètement résolu, le but qu’on poursuivait est-il atteint parce qu’une flottille de princes va naviguer à travers l’isthme égyptien ? Voilà la question nouvelle. Il s’agit maintenant de savoir ce que sera ce canal de Suez comme opération financière, quelle influence précise il exercera sur le trafic du monde, sur les relations de l’Europe et des Indes. En définitive, le canal de Suez, qui ne devait coûter d’abord que 200 millions au plus, a jusqu’ici absorbé près de 400 millions, en y comprenant le dernier emprunt, pour lequel le corps législatif a autorisé exceptionnellement une loterie, et l’indemnité de 84 millions payée par le vice-roi pour des rétrocessions de terrains ou des modifications du contrat primitif ; il a nécessité des recours au crédit sous plus d’une forme, des combinaisons qui placent l’entreprise dans des conditions au moins difficiles. Rapportera-t-il en proportion de ce qu’il a coûté ? Sans doute le canal de Suez est une affaire d’avenir qui finira par surmonter les crises qu’elle aura encore à traverser. Il rapporterait tout ce qu’on se promet, si, par le fait même de l’inauguration qui se prépare, il pouvait changer les courans du commerce, s’il devait forcément attirer à lui la partie la plus considérable du transit entre l’Europe et l’Inde ; mais c’est là justement la question. Le grand commerce aura de la peine à se détourner de la route ordinaire, même avec l’avantage d’une notable abréviation, parce que la navigation à voile est à peu près impossible pendant une partie de l’année dans les mers qui conduisent à Suez. Il restera la navigation à vapeur, qui par sa nature ne peut suffire à ce grand commerce, et qui est d’ailleurs évidemment trop coûteuse pour toute une catégorie de marchandises. Il n’est pas même certain que beaucoup de voyageurs venant de l’Inde ne préfèrent à la navigation du canal le chemin de fer qui traverse l’isthme, et qui sait si dans un temps peu éloigné on ne verra pas se réaliser ce projet gigantesque dont on parlait récemment comme d’une chose possible, le projet d’une grande voie ferrée allant de l’Europe vers l’Inde à travers la Perse ? Ce jour-là, l’isthme de Suez aurait évidemment un rude concurrent, qui trancherait la question du grand commerce et de la grande navigation. Ce serait une révolution